Huawei, le “Bosch” de l’ère électrique ? Le vrai risque qui plane sur l’auto européenne

En bref:

  • Huawei fournit une pile quasi‑complète (HarmonyOS, Qiankun ADS, ePowertrain, capteurs, cloud) et équipe déjà >1M de véhicules en Chine — risque de verrouillage logiciel, de captation des données et de perte de marge pour les constructeurs européens.
  • Réponse recommandée : architectures multi‑fournisseurs, souveraineté OTA/data, standards ouverts et alliances industrielles européennes pour conserver contrôle produit, sécurité et autonomie géopolitique.

Alors que l’Europe concentre ses efforts sur la défense face aux voitures chinoises à bas coûts, une autre vague – plus silencieuse et potentiellement plus structurante – déferle: Huawei s’impose comme le cerveau logiciel et électronique des véhicules électriques, sans en produire un seul à son nom.

Derrière les logos des marques, l’architecture devient standardisée, pilotée par des plateformes logicielles, des calculateurs et des capteurs. Et sur ce nouveau terrain, Huawei avance vite. Très vite.

Ce que Huawei vend déjà aux constructeurs

Huawei s’est repositionné en fournisseur “systémique” de la voiture connectée et autonome, avec une offre couvrant l’essentiel de la pile technologique:

  • Cockpit et OS: HarmonyOS (infodivertissement, services connectés), HiCar (intégration smartphone), écosystème d’apps et OTA.
  • Aides à la conduite et conduite autonome: suite Qiankun ADS (SE, Pro, Max, Ultra), avec ADS 4.0 annoncé au printemps 2025.
  • Chaîne de traction: ePowertrain 7‑en‑1 haute tension, architecture 800 V, électronique de puissance et contrôle moteur.
  • Capteurs et calcul: lidar, caméras, radars, calculateur MDC, connectivité 5G/C‑V2X.
  • Cloud, cartographie et data: pipeline OTA, télémétrie, cartographie (Petal), IA embarquée et back-end.

Échelle atteinte en 2025:

  • Plus d’1 million de véhicules équipés des fonctions Qiankun en Chine, sur une vingtaine de modèles, y compris des coentreprises de marques étrangères sur le marché chinois (ex: Audi).
  • Lancement d’ADS 4.0 en avril 2025, avec des fonctions de niveau 3 sur autoroute (ADS Ultra) et un élargissement de la navigation assistée en ville.
  • Alliances automobiles multipliées: Aito (Seres), Luxeed (Chery), Stelato (BAIC), Maextro (Changan) et, plus récemment, codéveloppement avec SAIC au sein de l’alliance HIMA; premier modèle “Shangjie H5” attendu en Chine dès septembre 2025.
  • Des moyens financiers hors normes: plus de 24 milliards de dollars consacrés à la R&D au dernier exercice, pour un chiffre d’affaires dépassant 100 milliards de dollars.

📌 À noter: Huawei répète qu’il “ne fabrique pas de voitures”. Mais il conçoit et intègre de larges pans de la voiture logicielle et électrique pour le compte de tiers – au point d’occuper parfois le devant de la scène produit.

Le “cheval de Troie” de la voiture logicielle

Pourquoi cette montée en puissance est stratégique pour l’Europe?

  1. Verrouillage par l’OS et l’UX
  • L’OS de cockpit et les services connectés façonnent l’expérience client, la collecte de données et, à terme, la monétisation (app stores, abonnements, services).
  • Celui qui maîtrise l’OS capte la relation client et peut imposer son rythme de mise à jour et d’évolutions.
  1. Gravité des données et pipeline OTA
  • Les pipelines OTA et la télémétrie concentrent un pouvoir décisif: prioriser des fonctions, activer des options à distance, orienter les roadmaps.
  • La donnée véhicule devient un actif compétitif. Sa localisation, son traitement (UE vs hors UE) et sa gouvernance sont des enjeux de souveraineté.
  1. Industrialisation de l’ADAS à bas coûts
  • En standardisant capteurs, calculateurs et piles logicielles, Huawei accélère la diffusion de fonctions avancées à des coûts unitaires comprimés.
  • Résultat: un écart de cadence et de prix face aux solutions maison plus fragmentées en Europe.
  1. Intégration verticalisée “soft + powertrain”
  • Le couplage ePowertrain + stack ADAS + cockpit réduit les efforts d’intégration des constructeurs… mais augmente leur dépendance.

💡 Idée-force: sur la voiture définie par logiciel, l’avantage compétitif se déplace du hardware visible vers le logiciel, les données, l’IA et l’architecture électrique/électronique. Huawei coche toutes ces cases.

Les Européens relégués au rôle d’assembleurs ?

C’est l’inquiétude, parfois caricaturale mais pas infondée. L’industrie européenne a progressé (MB.OS, Cariad 2.0 chez Volkswagen, STLA SmartCockpit/Brain chez Stellantis, Software République autour de Renault), et s’appuie déjà sur des partenaires globaux (Google pour Android Automotive, Qualcomm/NVIDIA pour le calcul, Mobileye pour l’ADAS). Huawei ajoute une dépendance supplémentaire, avec un risque géopolitique plus marqué.

  • Court terme: gagner du temps en s’appuyant sur un fournisseur “clé en main” séduit, notamment pour lancer vite des modèles en Chine.
  • Moyen terme: qui contrôle l’OS, l’OTA et les données oriente la valeur ajoutée. Le risque est de capturer moins de marge logicielle et de perdre l’intimité client.

Citation
“Dans la voiture définie par logiciel, l’OS et la donnée sont au moteur ce que l’injection directe fut au thermique: un point de contrôle stratégique.”

Géopolitique, cybersécurité et conformité: un triangle contraignant

  • Sanctions et 5G: les restrictions américaines ont déjà pesé sur l’infrastructure télécoms en Europe. Elles peuvent se répercuter sur l’auto connectée et les chaînes d’approvisionnement (semi-conducteurs, export de technologies).
  • Réglementation UE: UNECE R155/R156 (cyber/OTA), exigences de conformité L3/L4 (ALKS), Data Act, AI Act et exigences de localisation/souveraineté des données.
  • Concurrence et commerce: mesures anti-subventions visant certaines importations chinoises; la question des composants et du logiciel suivra mécaniquement.

En clair: intégrer Huawei en Europe exigera une gouvernance de données stricte, des contrôles de sécurité, des clauses contractuelles robustes et, souvent, des déploiements “on-prem” ou en cloud souverain.

Peut-on coopérer sans se lier les mains ? Feuille de route pragmatique

  • Adopter une architecture “multi‑fournisseurs par domaine”

    • Cockpit/infotainment: Android Automotive, AGL/Linux, MB.OS… en préservant des API ouvertes et des abstractions (AUTOSAR Adaptive, DDS, ROS 2 en dev).
    • ADAS/AD: combiner Mobileye/NVIDIA/Qualcomm/Huawei selon les marchés, avec une orchestration maison des fonctions de sécurité et de validation.
    • Powertrain: conserver la maîtrise des stratégies de contrôle et des calibrations critiques même en cas d’ePowertrain “tier”.
  • Garder l’OTA au cœur de la souveraineté

    • Pipeline OTA et PKI opérés ou co‑opérés par le constructeur; code escrow; audit de sécurité tiers; gestion des clés en interne.
  • Clauses “souveraineté data by design”

    • Localisation UE, anonymisation, séparation stricte des domaines (sécurité vs UX), contrôle d’accès fin et journaux d’audit.
    • Récupérabilité: garantir la portabilité des données et la réversibilité logicielle.
  • Investir dans des briques communes européennes

    • Standards ouverts (Eclipse SDV, SOAFEE), middleware temps réel, outils de simulation et validation, carto/HD maps européennes, SOC cybersécurité 24/7.
    • Partenariats renforcés avec les Tier‑1 européens (Bosch, Valeo, Continental, Forvia) pour des “digital chassis” compétitifs.
  • Gouvernance produit

    • La marque doit piloter l’expérience client et les KPIs d’usage, même si des modules Huawei sont embarqués. C’est un choix d’architecte autant que de contrat.

Cas d’école: la méthode Chine d’abord

Plusieurs constructeurs étrangers valident déjà des briques Huawei sur le marché chinois, où:

  • La cartographie, les données et les règles de circulation spécifiques demandent un partenaire local puissant.
  • Les cadences d’évolution logiciel et l’appétence client pour de nouvelles fonctions sont plus élevées.
  • Le coût complet d’intégration/maintenance bascule en faveur d’un fournisseur unique.

Cette stratégie “Chine d’abord, Europe ensuite (si possible)” peut être viable… à condition d’anticiper très tôt la portabilité technologique et réglementaire vers l’UE.

À surveiller (2025–2026)

  • Déploiement réel d’ADS 4.0 et extension des fonctions urbaines, y compris les homologations L3 en dehors de Chine.
  • Arrivée éventuelle en Europe de modèles co‑développés avec Huawei (ex: Aito). Les droits anti‑subventions et les exigences de conformité guideront les calendriers.
  • Périmètre d’HarmonyOS dans les cockpits vendus en Europe: négociation sur la donnée, l’App Store, les services de paiement/in‑car commerce.
  • Nouvelles alliances HIMA et place de Huawei dans les plateformes communes des groupes chinois (SAIC, BAIC, Changan…).
  • Efforts européens sur l’open‑source automobile, la standardisation middleware et la validation virtuelle (jumeaux numériques).

À retenir

  • Huawei ne fabrique pas de voitures mais assemble une pile techno presque complète: cockpit, ADAS/AD, capteurs, calcul, powertrain, cloud.
  • Plus d’un million de véhicules roulent déjà avec sa suite Qiankun en Chine; ADS 4.0 est lancé, avec L3 autoroute.
  • Le risque principal pour l’Europe n’est pas seulement le prix des VE chinois, mais la dépendance logicielle et data.
  • Coopérer n’est pas se soumettre: architecture multi‑fournisseurs, souveraineté OTA/data, standards ouverts et gouvernance produit sont les garde‑fous.
  • L’enjeu est industriel et géopolitique: qui tient l’OS et les données tient la valeur de la voiture de demain.

En filigrane, l’équation est simple: accepter Huawei comme un fournisseur parmi d’autres, sous contrôle strict et avec des portes de sortie techniques, ou risquer d’en faire le chef d’orchestre invisible des voitures européennes.

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