En bref:
- En 2024 la filière V.E. chinoise a investi ~16 Md$ hors Chine (vs 15 Md$ domestiques), 74% dans les batteries, visant à produire localement pour contourner tarifs et s’ancrer sur les marchés.
- Pour l’Europe c’est à la fois une opportunité d’emplois et un risque de dépendance technologique : il faut conditionner les implantations (contenu local, R&D, traçabilité) et renforcer le filtrage FDI.
L’industrie électrique chinoise vient de franchir un cap stratégique lourd de conséquences pour l’Europe. Pour la première fois, sa chaîne d’approvisionnement a investi davantage à l’étranger qu’en Chine. Ce n’est plus seulement une guerre d’exportations: c’est une délocalisation ciblée des capacités industrielles, batteries en tête, pour s’ancrer durablement au plus près des marchés. Une stratégie qui redessine le jeu concurrentiel, l’emploi et la souveraineté technologique du Vieux Continent.
À l’origine de ce tournant, le Rhodium Group, qui documente un basculement en 2024: la dépense “hors Chine” des acteurs V.E. (constructeurs, batteries, matériaux) a légèrement dépassé le domestique, sur fond d’excès de capacités, de guerre des prix et de barrières commerciales croissantes en Occident.
Ce que dit le rapport Rhodium (et pourquoi cela compte)
- Investissements 2024: environ 16 Md$ à l’étranger vs 15 Md$ en Chine, après des années à 80% orientées domestique.
- 74% de ces capitaux hors Chine vont aux usines de batteries; l’assemblage de véhicules progresse vite.
- Chute des projets en Chine: plus de 90 Md$ annoncés en 2022, 41 Md$ en 2023, 15 Md$ en 2024.
- Taux de réalisation: seulement 25% des projets industriels annoncés à l’étranger aboutissent (45% en Chine). Les annulations y sont deux fois plus probables.
- Signal politique: Pékin s’inquiète du « hollowing out » (fuite des emplois/technos) et pourrait serrer la vis aux investissements sortants.
📌 À retenir
- Marché chinois saturé + tarifs/droits compensateurs en Europe et aux États‑Unis = incitation forte à produire localement pour contourner les barrières et gagner l’appui des gouvernements hôtes.
- La « première ligne » de cette expansion, ce sont les batteries (cellules, cathodes/anodes, packs) qui ancrent toute la valeur du V.E.
De l’export à l’implantation: comment la Chine change de pied
La logique est triple:
- Économique: réduire le coût transport/douanes, stabiliser les marges hors d’un marché chinois asphyxié par la concurrence.
- Politique: créer des emplois locaux, obtenir des licences et subventions, neutraliser l’opposition réglementaire.
- Industrielle: se brancher sur les chaînes de valeur locales (constructeurs européens, plateformes communes, contrats long terme).
Exemples récents:
- Amériques: GWM et BYD ont lancé la production au Brésil en 2025, transformant des annonces en actifs tangibles.
- Europe: Envision a démarré sa première usine de batteries en France en juin. D’autres projets de cellules, modules et matériaux avancent, tirés par la demande des constructeurs européens.
ℹ️ Bon à savoir
- L’implantation hors Chine prend plus de temps: 10 à 24 mois pour lancer un chantier industriel en Europe/Amérique, contre 3 à 12 mois en Chine. Le risque d’exécution (permis, raccordements, contentieux) demeure le talon d’Achille de cette stratégie.
L’Europe « attaquée de l’intérieur »? Menace réelle, opportunités conditionnelles
Produire en Europe change la donne:
- Tarifs contournés, délais réduits, meilleure acceptation politique.
- Emplois créés… mais avec quelle maîtrise technologique et quelle part de valeur ajoutée locale?
Effets contrastés:
- Pour l’emploi: des gigafactories, c’est plusieurs milliers d’emplois directs et bien plus indirects. Bénéfice net dans les régions d’accueil (Europe centrale, France, Espagne…), à condition d’exiger des contenus locaux réels (électrodes, chimie, BMS) et de l’ingénierie sur place.
- Pour les constructeurs européens: double lame. Accès à des cellules compétitives et fiables à court terme; dépendance accrue vis‑à‑vis d’IP, de standards et d’équipements chinois à moyen terme.
- Pour la souveraineté: si la montée en cadence européenne (Northvolt, ACC, Verkor, Umicore, etc.) n’est pas consolidée, le « local made in Europe » pourrait surtout être « local made by China », avec une dépendance durable sur le midstream (cathodes/anodes, séparateurs, équipements).
🎯 Enjeux critiques pour l’UE
- Verdissement et sécurisation des intrants: raffinage de lithium/niobium/nickel, cathodes/anodes sur sol européen, énergie décarbonée et compétitive.
- Normes et traçabilité: Règlement Batteries (empreinte CO2, due diligence) comme filtre structurel; passeport batterie pour verrouiller des chaînes conformes.
- Étalonnage des aides: conditionner subventions et PIIEC/NZIA à des transferts réels de compétences, à un pourcentage d’ingénierie locale et à des centres R&D souverains.
Trois scénarios pour 2026-2030
- Ouverture encadrée, avec exigences élevées
- Local content progressif (cellules + cathodes/anodes), R&D locale obligatoire, gouvernance des données.
- Avantage: emplois + montée en gamme européenne. Risque: pression à la baisse sur les coûts pour les acteurs UE moins capitalisés.
- Dé‑risking ciblé
- Filtrage FDI renforcé sur les actifs sensibles (chimies, équipements stratégiques), partenariats industriels avec co‑propriété d’IP, clauses anti‑dumping automatiques si prix < coûts soutenables.
- Avantage: équilibre entre prix pour le consommateur et souveraineté. Risque: complexité juridique, délais.
- Défensif pur (tarifs/quotas élevés)
- Ralentit l’entrée chinoise mais renchérit l’électrification, avec risque de riposte (matières critiques) et de retard de décarbonation.
- Avantage: répit pour les acteurs européens. Risque: perte de parts de marché V.E. au profit de l’occasion/thermique + inflation.
Qui gagne, qui perd à court terme?
- Consommateurs: prix plus bas si capacités locales chinoises entrent en service; attention à l’« effet ciseau » si concurrence locale s’étiole.
- Constructeurs européens: gagnent du temps et de la compétitivité via un supply batterie local; perdent du levier de négociation si 2‑3 fournisseurs asiatiques dominent.
- Écosystème européen des batteries: gagne en volume (intégration de sites et sous‑traitants); perd en valeur si le midstream/équipements restent captifs de technologies chinoises.
- Territoires: gagnants nets s’ils obtiennent des usines avec amont (électrodes) + R&D; gagnants relatifs si ce n’est « que » de l’assemblage.
💡 Conseil d’expert
Dans chaque accord d’implantation, sécuriser:
- Une trajectoire chiffrée de contenu local (électrodes, pack, BMS).
- Un centre R&D européen doté de droits de PI partageables.
- Des clauses de résilience (stocks mini, multi‑sourcing européen).
- Des critères d’énergie décarbonée et d’efficacité (LCOE, PPA verts) pour baisser l’empreinte et le coût complet.
Points de vigilance pour les 12‑18 mois
- Taux de concrétisation: combien de projets passent réellement en construction en Europe face aux 25% de réussite moyenne à l’étranger?
- Politiques commerciales: finalisation/ajustement des droits anti‑subventions UE; réponses de la Chine.
- Énergie et CAPEX: compétitivité électrique (nucléaire/hydraulique/éolien) et soutien public conditionné aux transferts technos.
- Permitting: délais d’autorisations, raccordements, accès foncier industriel.
- Mouvements de Pékin: signaux de contrôle des investissements sortants sur les secteurs stratégiques.
📢 Chiffres clés
- 2024: ~16 Md$ investis à l’étranger par la filière V.E. chinoise vs 15 Md$ en Chine.
- 74% des investissements hors Chine: usines de batteries.
- Taux d’achèvement: 25% à l’étranger vs 45% en Chine.
- Domestique: pic >90 Md$ (2022) → 41 (2023) → 15 (2024).
En clair, la Chine ne se contente plus d’exporter ses V.E.: elle vient produire au cœur des marchés. À l’Europe de transformer cette pression en levier de réindustrialisation — ou d’en subir la dépendance.