En bref:
- Le Maroc devient un hub EV euro‑méditerranéen solide, attirant massivement des investissements chinois en batteries et composants et offrant une plateforme nearshore compétitive via Tanger/Kénitra.
- Mais l’accès préférentiel à l’UE n’est réaliste que si la valeur ajoutée locale — en particulier les batteries — est significative et traçable; sinon règles d’origine, règlement batteries et anti‑contournement de l’UE peuvent bloquer ou sanctionner l’opération.
Le Maroc s’impose, mois après mois, comme une plateforme automobile majeure aux portes de l’Europe. Au-delà des usines Renault et Stellantis, l’afflux d’investissements chinois dans les batteries et les composants interroge: Rabat sera‑t‑il le nearshore dont l’Europe a besoin pour accélérer sa transition, ou la tête de pont idéale pour que les constructeurs chinois contournent les barrières européennes et s’implantent durablement sur le Vieux Continent ?
À l’été 2025, l’équation est plus subtile qu’il n’y paraît. Entre opportunités industrielles, règles d’origine, et risques d’anti‑contournement, décryptage sans totem ni tabou.
Où en est vraiment l’automobile marocaine
- Production 2024: 559 645 véhicules, +5% sur un an, 23e rang mondial (OICA). Au 1er semestre 2025: plus de 350 000 unités, +36% sur un an selon les données officielles.
- Le Maroc dépasse déjà le Portugal et la Belgique, talonne l’Italie (591 067 en 2024) et vise… 2 millions de véhicules en fin de décennie.
- Chaîne de valeur solide: faisceaux électriques, sièges, électronique embarquée; deux pôles d’assemblage majeurs (Tanger, Kénitra), port Tanger Med en capacité d’absorber des flux croissants.
- Ancrage européen: Dacia Sandero, en grande partie produite au Maroc, demeure un pilier des immatriculations en Europe, notamment en Espagne.
📌 À retenir
Le Maroc n’est plus une “base low‑cost”, mais un écosystème exportateur structuré, compétitif et branché sur les chaînes logistiques euro‑méditerranéennes.
Pourquoi la Chine accélère au Maroc
- Proximité et coûts: 14 km du marché européen, main‑d’œuvre compétitive, zones industrielles clé en main (Tanger Automotive City, Midparc), climat d’affaires stable.
- Accès préférentiel: accord d’association Maroc‑UE depuis 2000 (préférences tarifaires si les règles d’origine sont respectées).
- Matières et batteries: 70% des réserves connues de phosphate; montée en puissance d’une filière batteries bas‑carbone (COBCO/CNGR à Jorf Lasfar, 20 Mds MAD; projets CNGR, Gotion High‑Tech, BTR…).
- Effet d’échelle: les ventes de véhicules et châssis chinois au Maroc ont bondi de 3 000 unités (2023) à près de 20 000 au printemps 2025, dont environ un quart en électrique.
Investissements récents côté Chine (échantillon)
- Bethel (sécurité auto): 75 M$ — nouvelle filiale de production au Maroc.
- Kuntai (tapis de voiture): 126,5 MDH — base de production orientée Europe.
- Ningbo Gaofa (systèmes de contrôle/transmissions intelligentes): 20 M$.
- Pneumatiques: Sentury et Yongsheng annoncent des unités à Tanger/Kénitra.
- Matériaux pour batteries: COBCO/CNGR, Gotion High‑Tech, BTR…
- BYD: stratégie africaine renforcée; projets marocains évoqués de longue date, relancés par l’essor de la filière batteries et la zone Tanger Tech (projets industriels à géométrie encore variable).
💡 Bon à savoir
Une part significative de ces investissements vise la chaîne batteries et les composants à plus forte valeur ajoutée. C’est la condition pour, demain, “marconiser” l’origine douanière d’un véhicule chinois… et accéder aux préférences UE.
Contourner les droits européens via le Maroc: possible… mais pas “gratuit”
Depuis 2024‑2025, l’UE a renforcé ses outils commerciaux vis‑à‑vis des véhicules électriques chinois (enquêtes anti‑subventions, droits additionnels provisoires puis définitifs). Fabriquer “hors de Chine” devient donc un levier stratégique pour les marques chinoises. Le Maroc, partenaire commercial privilégié de l’UE, apparaît tentant. Mais trois garde‑fous majeurs s’appliquent.
- Règles d’origine (PEM, UE‑Maroc)
- Pour bénéficier des préférences tarifaires UE, un véhicule doit satisfaire des règles d’origine strictes (valeur ajoutée locale/régionale élevée et/ou transformations substantielles).
- La Chine n’est pas dans la zone de cumul PEM: les contenus importés de Chine restent “non originaires”.
- En pratique, il faut une vraie montée en intégration locale (carrosserie, câblage, sièges, électronique, batteries produites in situ…) pour basculer l’origine vers “Maroc”.
- Anti‑contournement
- Même si les règles d’origine sont respectées, la Commission peut étendre des droits si elle constate une “simple” délocalisation destinée à contourner des mesures commerciales.
- Il faut donc démontrer une production substantielle, des investissements réels, des capacités industrielles autonomes et une chaîne d’approvisionnement locale crédible.
- Règlement batterie UE
- Empilement d’exigences environnementales: déclaration d’empreinte carbone (dès 2025) puis seuils, traçabilité des matériaux, contenu recyclé…
- Avantage Maroc: électricité décarbonée croissante et usines conçues “renewable‑ready” (ex. COBCO: 80% d’ENR dès 2025, objectif 100% en 2026).
✅ En bref
- Oui, produire au Maroc peut ouvrir l’accès préférentiel à l’UE.
- Non, on ne “colle” pas une étiquette “Made in Morocco” sur un kit chinois sans localisation réelle.
- La clé: la batterie et la valeur ajoutée locale. Sans elles, l’équation tarifaire et réglementaire ne tient pas.
Trois trajectoires possibles à l’horizon 2026‑2030
- Implantation “CKD/IKD” puis localisation progressive
- Démarrage en kits, montée en intégration au fil des fournisseurs attirés (sièges, faisceaux, électronique, vitrages, pneus, chimie de cathodes).
- Faisable rapidement, mais la bascule en origine marocaine exige un cap clair sur la batterie.
- Ancrage complet “véhicule + batterie”
- Usine véhicules + gigafactory/cathodes/précurseurs sur place; logistique Tanger Med; supply‑chain régionalisée.
- Coûts élevés mais pérennité réglementaire. Probable pour des volumes pan‑euromed.
- Maroc “multi‑locaux”: Chinois et Européens en parallèle
- Chinois pour l’accès UE et Afrique; Européens pour le nearshoring compétitif et la flexibilité capacitaire (EV d’entrée/milieu de gamme).
- Scénario déjà en marche: Renault/Stellantis renforcent l’écosystème; fournisseurs chinois densifient la chaîne VE.
🎯 Indicateurs à surveiller (2025‑2027)
- Annonce d’une ligne d’assemblage VP chinoise au Maroc avec objectifs d’intégration chiffrés.
- Démarrage effectif des unités batteries/cathodes (Jorf Lasfar, Kénitra, Tanger Tech).
- Part locale des packs batteries, gestion de l’empreinte carbone et de la traçabilité.
- Décisions UE sur anti‑contournement et mise à jour des règles PEM.
- Flux export depuis Tanger Med vers l’UE, par marques et segments.
Opportunité de nearshoring pour l’Europe
- Réduction des coûts et délais vs Asie; résilience des chaînes post‑crise; alignement avec les objectifs CO2 (mix électrique marocain en amélioration, solaire/éolien en hausse).
- Plateforme pour véhicules d’accès (citadines, B‑SUV) et certaines dérivées utilitaires électriques, où la pression prix est maximale.
- Accès à une base fournisseurs composites (européens, marocains, asiatiques) et à un pool de compétences qui s’étoffe (plus de 200 000 emplois auto au Maroc, montée en qualification).
Astuce de pro
Pour qu’un EV “Made in Morocco” soit vraiment compétitif en Europe d’ici 2027‑2028, trois curseurs comptent: pack batterie local bas‑carbone, logistique intégrée via Tanger Med, et sourcing composants critiques euro‑med pour sécuriser l’origine préférentielle.
Les risques et les garde‑fous
- Risque de dépendance technologique: si la batterie et l’électronique restent importées, la marge d’origine marocaine est fragilisée.
- Risque politique/commercial: l’UE peut élargir des mesures si elle perçoit un contournement “organisé”.
- Concurrence ibérique: l’Espagne, premier client/freight voisin, scrute l’essor marocain (sensibilité sociale et politique sur l’emploi industriel).
- Environnement: nécessité de garantir des standards élevés (eau dessalée/recyclée, ENR, conformité REACH/batteries UE).
- Capital humain: succès conditionné à la formation continue (métiers chimie des matériaux, BMS, power electronics).
📢 À retenir
Le Maroc peut être un “pont vertueux” euro‑med si l’intégration locale est réelle et si la coopération technologique avec l’Europe s’intensifie. À l’inverse, une “emballage locale” sans substance s’exposerait à des sanctions.
Ce que veulent faire Rabat… et Pékin
- Rabat: cap sur 2 M de véhicules/an, ports de Tanger et Kénitra agrandis (objectif +20% d’export en deux ans), montée en gamme batteries et électronique.
- Pékin: utiliser le Maroc comme plateforme africaine et euro‑med, sécuriser des flux bas‑carbone, rapprocher la production des clients tout en maîtrisant le coût total.
- Diplomatie économique: l’escale de Xi Jinping à Casablanca (fin 2024) et l’avalanche d’accords industriels en 2025 témoignent d’un partenariat qui dépasse la simple sous‑traitance.
Conseil d’expert
Pour “marconiser” l’origine d’un EV chinois: viser >50% de valeur ajoutée locale/régionale en pratique, internaliser l’assemblage de batterie, et contractualiser des engagements de contenu local vérifiables. C’est aussi un message dissuasif vis‑à‑vis d’enquêtes anti‑contournement.
Le cas BYD, symbole d’une équation ouverte
- En Europe, BYD déploie son ancrage industriel (ex. usine en Europe centrale) pour sécuriser l’accès au marché.
- Au Maroc, l’appétit de l’écosystème BYD est connu depuis 2017 (véhicules, bus, batteries, monorail évoqués), mais la réalité 2025 est plus granulaire: montée en puissance de la filière batteries/compounds, distribution locale, et options industrielles à calibrer selon les règles d’origine UE et les perspectives de volumes.
- Lecture lucide: une usine véhicules BYD au Maroc n’a de sens que si la batterie et les composants à forte valeur ajoutée suivent, afin d’assurer l’origine et la soutenabilité réglementaire en Europe.
En définitive, le Maroc s’affirme à la fois comme une chance de nearshoring pour l’industrie européenne et une plateforme crédible pour les ambitions chinoises. Tout se jouera dans la profondeur d’intégration locale, la transparence environnementale des batteries et la capacité des régulateurs à distinguer industrialisation réelle et contournement déguisé.