En bref:
- Les équipementiers français diversifient hors (ou à côté) de l’automobile — vélos électriques, hydrogène, défense, électronique, bâtiment — face à des volumes EV insuffisants, incertitudes réglementaires et choc de compétitivité, mettant en péril emplois et capacités industrielles.
- Sans stabilisation des règles, engagements de volumes, aides ciblées et co‑investissements, la perte de fournisseurs clés affaiblira la souveraineté européenne et freinera l’électrification.
La crise actuelle ne frappe pas seulement les constructeurs. En première ligne, les sous-traitants français — colonne vertébrale de la filière — révisent en urgence leur feuille de route. Entre volumes en berne, incertitudes réglementaires et choc de compétitivité, nombre d’équipementiers diversifient leur activité… parfois hors de l’automobile, pour sauver leurs usines et leurs compétences.
Ce mouvement défensif, encore discret mais réel, pose une question stratégique: combien de temps l’Europe pourra-t-elle électrifier ses routes si sa base industrielle s’effrite?
De l’injection diesel au vélo électrique: la diversification contrainte
- SAB (Loire), champion des pièces d’injection diesel, a vu son pic d’activité auto en 2023 s’éroder. Pour éviter la casse sociale, le groupe investit désormais un autre marché: des cadres de vélos électriques en aluminium moulé monobloc, sans soudure. Un pivot qui réemploie ses savoir-faire fonderie/usinage tout en dé-risant l’exposition à l’automobile.
- SODEMOT MF accélère vers l’hydrogène (pièces critiques), la défense et le bâtiment, portée par des investissements en frappe à froid pour de nouveaux alliages.
- L’Entreprise Blésoise s’ouvre aux composants hydrogène (piles à combustible, applications fixes) et aux pièces de très haute précision pour l’industrie et la défense.
- Eurocast Châteauroux ajoute une brique technologique sur les carters de moteurs électriques en injection aluminium sous pression: une diversification “dans” l’auto électrique, qui illustre la double voie possible.
Ces trajectoires ont un point commun: réemployer des compétences cœur (métallurgie, usinage, injection, qualité), mais sur des marchés plus porteurs ou plus lisibles que l’auto 2025.
📌 À retenir (repères 2025)
- En France, la part de marché des VE reste autour de 16% quand il en faudrait 25–27% à ce stade pour tenir 2035 (PFA).
- 40 000 emplois auto perdus en 5 ans, 1 million de véhicules de production en moins; 75 000 emplois des équipementiers menacés d’ici 2035 (PFA/Xerfi).
- La part des fournisseurs européens dans la valeur pourrait tomber de 70% à 50%, voire 40% sans réaction rapide (Commission européenne).
- Plus de 300 Md€ investis en décarbonation ces 5 dernières années en Europe, avec de nombreux actifs non rentables (ACEA).
Pourquoi ils décrochent: six facteurs qui s’additionnent
- Volumes erratiques et effet ciseaux
- Marché européen post-Covid atone vs États-Unis/Chine.
- Mix produit tiré vers le haut (poids/prix), guerre des prix sur l’électrique, et carnets moins prévisibles pour les rangs 2/3.
- Incertitude réglementaire et fiscale
- Changement de règles répétés depuis 2017, bonus/malus et normes CO2 mouvants.
- Sur les utilitaires légers (VUL), le TCO des VE pénalise artisans/PME, rendant des cibles “tout-électrique” inatteignables à court terme selon les industriels.
- Choc de compétitivité-coûts
- Énergie plus chère, coût du capital, taux élevés, accès aux financements plus strict.
- Concurrence chinoise très compétitive; avantage américain via politiques industrielles massives.
- Transition technologique asymétrique
- L’électrique élimine/compresse des familles de pièces (injection, échappement, boîtes complexes).
- Intégration verticale des constructeurs sur batteries/électronique, rognant la part fournisseur.
- Conformité et overhead réglementaire
- Chez certains, jusqu’à un quart du temps ingénieur consacré à la conformité: charges fixes élevées qui pèsent davantage sur les PME/ETI.
- Trajectoire 2030–2035 encore floue
- Flexibilités post-2035 (REEV, e‑fuels) sur la table, rôle des PHEV pas clarifié; définition de la “voiture européenne” à venir; statut des “petits véhicules” en gestation.
Diversifier, oui — mais où? Les marchés adjacents crédibles
- Micro‑mobilités et cycles: cadres, composants, motorisation légère, fonderie alu/magnésium.
- Hydrogène: pièces de piles, vannes haute pression, échangeurs, usinage haute précision.
- Électronique de puissance/thermomanagement: dissipateurs, boîtiers, sous-ensembles refroidis pour VE, data centers ou ENR.
- Défense/aéronautique: tolérances serrées, séries moyennes, certifications — continuité naturelle pour des mécaniciens de précision.
- Bâtiment/énergie: composants pour pompes à chaleur, compresseurs, réseaux de chaleur.
- Économie circulaire: reconditionnement, recyclage métaux/batteries, réparation — marchés tirés par les exigences ESG.
- Ferroviaire, machines spéciales, agriculture connectée: diversification progressive avec CAPEX mesuré.
💡 Conseil d’expert
Un “bon pivot” réutilise 50–70% du parc machines et 60–80% des compétences cœur, vise un time‑to‑market < 24 mois et sécurise au moins un client ancre avec engagement volumique. Au-delà, le risque de dilution industrielle explose.
Souveraineté industrielle: le risque d’une érosion silencieuse
Si les rangs 2/3 (fonderie, plasturgie, découpage, électronique, outillage) se retirent partiellement de l’auto, l’Europe perd plus que des capacités: elle perd sa capacité d’accélération. À court terme, cela signifie plus d’importations d’Asie pour des pièces critiques; à moyen terme, une fragilité systémique sur la montée en cadence des véhicules électriques et utilitaires décarbonés. La souveraineté, c’est d’abord une densité d’usines et d’ingénieurs au plus près des lignes d’assemblage.
Que peut encore changer en 2025? Les pistes sur la table
- Régulation européenne en ajustement
- Annonce attendue le 10 décembre: découplage VP/VUL pour les cibles CO2, définition de la “voiture européenne” conditionnant les aides, cadre spécifique pour les “petits véhicules” (objectif prix 15 000–20 000 €).
- Ouverture discutée aux REEV et aux carburants de synthèse après 2035; visibilité encore limitée pour les PHEV.
- Compétitivité et “contenu local intelligent”
- Les industriels plaident pour des incitations pro‑compétitivité (énergie, infra de recharge, simplification), une neutralité technologique pragmatique et des critères de contenu local lisibles, moyens sur l’ensemble des ventes plutôt que des usines à gaz réglementaires.
- Contrats et volumes: le nerf de la guerre
- Les constructeurs peuvent stabiliser leur base fournisseurs via pré‑engagements pluriannuels, partage de risques outillage et cadence de SOP mieux lissée.
🧭 Chiffres‑clés à surveiller d’ici fin 2025
- Décisions de Bruxelles sur VP/VUL, petits véhicules et “voiture européenne”.
- Capacité réelle des gigafactories et des fonderies européennes à livrer au T2‑T3 2026.
- Taux d’attrition des rangs 2/3 en France (cessions, fermetures “à bas bruit”).
- Niveau des malus/bonus 2026 et leur stabilité sur 12–18 mois.
Outils publics: comment éviter la fuite des compétences
- France 2030 — “Première Usine”: accélérer l’industrialisation de nouvelles lignes (électronique de puissance, hydrogène, micro‑mobilités) et ancrer des productions sur le sol français.
- “Rebond Industriel” (Bpifrance): combler les trous de financement sur des projets structurants, y compris modernisation énergétique des ateliers.
- Aides à l’Industrie du Futur: robotique, IA, fabrication additive, capteurs — productivité et qualité au service de la compétitivité‑coût.
- ADEME et dispositifs régionaux: efficacité énergétique, chaleur renouvelable, économie circulaire.
- Formation‑reconversion: requalifier rapidement vers l’électrification (câblage HV, tests batterie), l’électronique et la qualité logicielle.
✅ Feuille de route “anti‑décrochage” pour la filière
- Sécuriser des séries minimales locales sur pièces stratégiques (contenu local moyen, clauses d’approvisionnement).
- Co‑investir constructeurs‑équipementiers sur modules critiques (e‑drives, onduleurs, cases alu).
- Dégeler la rentabilité: énergie compétitive, amortisseurs sur le coût du capital, guichets rapides pour CAPEX.
- Stabiliser normes et fiscalité sur 3 ans, regrouper les nouveautés en “paquets” triennaux.
- Accélérer le segment “petits véhicules” sobres et abordables, afin d’élargir le marché et redonner des volumes aux fournisseurs.
- Mettre en place un fonds de consolidation des rangs 2/3 pour éviter les fermetures silencieuses.
En clair, diversifier n’est pas trahir: c’est survivre. Reste à transformer ces pivots défensifs en tremplins industriels, avec des règles lisibles, des volumes crédibles et une compétitivité retrouvée, pour que l’électrification rime encore avec emplois et savoir‑faire en France.
