En bref:
- Le raid HSI en Géorgie (475 interpellations, majoritairement de Sud-Coréens) met en lumière les zones grises visas/sous‑traitance sur les chantiers de batteries et a stoppé la construction du site.
- L’Europe, qui multiplie les gigafactories, court le même risque (dépendance à des experts étrangers, chaînes d’avoirs profondes et contrôle social insuffisant).
- Il faut agir vite: transparence des sous‑traitances, contrôles droits‑travail sur site, visas techniques encadrés, formation locale et sanctions ciblées pour éviter interruptions et crises diplomatiques.
Le plus grand raid de l’histoire d’HSI (Homeland Security Investigations) s’est déroulé la semaine dernière sur le méga-site Hyundai–LG en Géorgie. 475 personnes ont été interpellées, majoritairement des ressortissants sud-coréens employés par des contractants et sous-traitants sur la partie batterie du site. Les images de travailleurs menottés, de bus pénitentiaires et de chantiers à l’arrêt ont fait le tour du monde.
Derrière l’événement, un message clair: les méga-projets industriels de l’électrique reposent sur des chaînes de sous-traitance tentaculaires, des compétences rares… et des zones grises juridiques. Alors que l’Europe accélère ses propres gigafactories, peut-elle éviter un déraillement social et légal du même ordre?
Ce qui s’est passé en Géorgie, factuellement
- 475 personnes arrêtées sur le site Hyundai–LG près de Savannah, lors d’une opération issue d’une enquête de plusieurs mois sur des “pratiques d’emploi illégales et autres crimes fédéraux” (DHS/HSI).
- La majorité des personnes interpellées sont des ressortissants sud-coréens; d’autres nationalités sont mentionnées (dont Mexique).
- Selon Hyundai, aucun des arrêtés n’est employé direct du constructeur; ils travaillent pour des contractants/sous-traitants. La production d’EV n’a pas été interrompue; la construction de l’usine de batteries, si.
- Côté visas et statuts: cas de franchissement illégal, d’overstays, et d’entrées sous programme de dispense de visa (ESTA) non autorisées pour travailler. Des avocats avancent que certains ingénieurs/installeurs opéraient dans le cadre de missions techniques de courte durée (B-1/ESTA), juridiquement sensibles si l’activité déborde vers l’exécution.
- Séoul a exprimé sa “préoccupation et regret” et a affrété un vol charter pour rapatrier plus de 300 de ses ressortissants, avec un départ attendu dès mercredi (selon CNN). LG Energy Solution a suspendu la majorité de ses déplacements vers les États-Unis et dépêché sa DRH sur place.
- Les autorités américaines parlent de “plus grande opération d’exécution sur un seul site de l’histoire d’HSI”. La Maison Blanche défend un cap: intensifier les contrôles en entreprises.
📌 À retenir
- 475 arrestations, dont plus de 300 Sud-Coréens
- Cible: chantier de batterie (JV Hyundai–LG), pas la ligne d’assemblage EV
- Pas d’employés directs Hyundai arrêtés (selon le constructeur)
- Raids motivés par des soupçons d’emploi illégal; enquête pénale en cours, sans poursuites annoncées à ce stade
- Séoul affrète un avion pour un retour “volontaire” rapide de ses ressortissants
Pourquoi cette affaire dépasse Hyundai
Cette opération révèle une une tension structurelle de la transition auto-électrique: construire très vite, à (très) grande échelle, avec des technologies nouvelles et des équipements industriels souvent fournis, installés et mis au point par des spécialistes étrangers. Lorsque les calendriers se tendent, les lignes entre “assistance technique” (tolérée sous certaines conditions de visas) et “travail” (interdit sans autorisation) peuvent être franchies. S’y ajoute un millefeuille de sous-traitance où l’obligation de conformité se dilue.
Aux États-Unis, l’exécutif a choisi d’en faire un axe de politique publique: contrôler les lieux de travail, dissuader les schémas d’emploi illégaux, et rappeler qu’un investissement étranger ne vaut pas dérogation. La conséquence est double: image et diplomatie bousculées, chantiers ralentis, compétences critiques indisponibles à court terme.
L’Europe, championne des gigafactories… mais prête côté social?
Le Vieux Continent aligne les projets: ACC (France/Allemagne/Italie), Verkor (Dunkerque), Northvolt (Suède/Allemagne), des projets en Hongrie, en Espagne, et les extensions autour de Berlin. Des milliers d’emplois, des délais serrés, et la même dépendance à des experts en mise au point d’équipements (sécheurs, calendrage, enrobage, formation du SEI, systèmes de BMS, etc.) rarement disponibles localement à court terme.
L’Europe dispose de garde-fous, mais ils sont hétérogènes et souvent focalisés sur l’environnement et la due diligence amont (matières premières), moins sur le contrôle social “sur site”:
- Droit du travail et contrôles nationaux (inspection du travail, obligations de vérification du droit au travail, carte BTP en France, déclarations SIPSI pour travailleurs détachés, solidarité financière du donneur d’ordre, etc.).
- Directive sur le détachement et son application (cadre pour travailleurs intra-UE).
- Lois nationales de vigilance (France) et lois chaînes d’approvisionnement (Allemagne). Le règlement batteries impose des obligations de diligence sur les matières premières, pas sur la main-d’œuvre des chantiers.
Le risque? Un angle mort social sur des chantiers à très forte sous-traitance, où des contingents extra-européens (coréens, japonais, chinois, américains, etc.) interviennent pour installer, calibrer et former, avec des statuts et des missions parfois mal cadrés.
Le nœud du problème: sous-traitance et visas techniques
- Compétences rares: pour certaines lignes batteries, il faut 3 à 5 ans pour former un installateur/ metteur au point. D’où l’envoi par les OEM d’équipements d’équipes “commissioning” qui tournent de site en site.
- Frontière juridique: l’“assistance technique” à l’installation (supervision, réglage, formation) peut être permise sous certains titres de séjour/visas. Mais la participation directe à l’exécution (montage, génie civil, production) ne l’est pas. La nuance se joue dans les contrats, et… au quotidien sur site.
- Chaîne à tiroirs: le client (gigafactory) contracte un intégrateur, qui sous-traite, qui re-sous-traite… Jusqu’au prestataire de main-d’œuvre. À la fin, qui contrôle quoi, et qui assume?
💡 Conseil d’expert
Formalisez une “matrice d’activités autorisées” par profil/visa et par zone de chantier. Affichez-la, formez les chefs d’équipe, et couplez-la à un contrôle d’accès par badge (avec statut légal vérifié et horodaté). Ce qui n’est pas autorisé n’entre pas.
Ce que l’Europe peut et doit faire dès maintenant
- Exiger la transparence totale de la chaîne de sous-traitance
- Registre public des contractants/sous-traitants de rang 1 à n.
- Obligation de déclaration nominative des personnels affectés (nationalité, statut de séjour/travail, rôle précis) et mise à jour en temps réel.
- Verrouiller la conformité à l’entrée du site
- Contrôle droit au travail et correspondance “mission/visa/contrat”.
- Badge nominatif lié au périmètre d’intervention autorisé; blocage automatique hors périmètre.
- Auditer les “missions techniques” étrangères
- Cartographie des compétences critiques externes (par équipement).
- Procédure fast-track nationale/UE pour visas de courte durée dédiés au commissioning, avec périmètre d’activités explicite, traçabilité et reporting.
- Encadrer l’intérim et la main-d’œuvre détachée
- Déclarations préalables (type SIPSI) systématiques et contrôles inopinés.
- Clauses de solidarité renforcées: le donneur d’ordre paie en cas d’infraction (salaires dus, pénalités, hébergement indigne).
- Séparer nettement assistance et exécution
- Cahiers des charges qui distinguent supervision/formation et travaux d’exécution, avec pénalités contractuelles si mélange des genres.
- Mettre en place des “lignes rouges” sociales
- Hébergements conformes, transport, EPI, temps de repos: checklists auditées.
- Canaux d’alerte anonymes multilingues; droit syndical garanti sur site.
- Publier des indicateurs trimestriels
- Effectifs par statut (CDI, CDD, intérim, détachement, mission étrangère).
- Taux d’accidents, audits réalisés, non-conformités et mesures correctives.
- Sanctionner vite… et sans arrêter la transition
- Amendes, déréférencement de sous-traitants récidivistes, voire suspension ciblée d’un lot. Objectif: corriger sans paralyser l’ensemble du projet.
- Mutualiser la ressource rare
- Académies régionales des compétences batteries (ligne pilote, formation en conditions réelles) pour réduire la dépendance à l’expertise importée.
- Prévoir l’imprévisible
- Plans de continuité: “que se passe-t-il si 200 techniciens étrangers doivent quitter le site sous 72 h?” Équipes de relève, réordonnancement critique, clauses contractuelles d’assistance à distance.
🧭 À l’usage des donneurs d’ordre
- “Three lines of defense”: 1) auto-contrôle du sous-traitant (preuves), 2) audit du titulaire de rang 1, 3) audit inopiné du maître d’ouvrage.
- Bonus-malus social dans les contrats: rémunération variable indexée sur des KPIs de conformité (zéro travail illégal, zéro hébergement indigne, zéro accident grave).
Et pour les travailleurs? Mieux protéger, c’est aussi sécuriser les projets
- Information claire, dans la langue du travailleur, sur droits/devoirs et périmètres d’activité autorisés.
- Accès à des conseils juridiques indépendants; médiation en cas de litige de mission/visa.
- Hébergements décents, contrôlés; transport sécurisé; médecine du travail sur site.
- Encadrement des heures et repos: la pression calendrier est la première cause de dérive.
Un miroir tendu à l’Europe
L’affaire de Géorgie n’est pas un “problème américain”: c’est le révélateur d’une réalité industrielle mondiale. La transition vers l’électrique exige des chantiers titanesques, des compétences rares et des calendriers politiques serrés. Si l’Europe veut éviter des raids spectaculaires, des chantiers à l’arrêt et des crises diplomatiques, elle doit muscler, tout de suite, sa gouvernance sociale des gigafactories: transparence totale, contrôles intelligents, voies légales claires pour l’expertise étrangère, et tolérance zéro pour les dérives. C’est le prix — raisonnable — d’une transition crédible et durable.