1 VE ou 90 hybrides ? L’équation qui bouscule le “tout-électrique” européen

En bref:

  • L’équation 1:6:90 (1 VE = ~6 PHEV = ~90 HEV en kWh batterie) illustre qu’en situation de contrainte matière, multiplier les HEV maximise à court terme les tonnes de CO2 évitées par kWh.
  • Les chiffres montrent qu’un kWh investi dans une HEV évite plus de CO2 annuellement que dans un VE ou PHEV aujourd’hui, mais les HEV verrouillent des émissions et bénéficient moins du déploiement d’électricité bas‑carbone.
  • Conclusion pratique : utiliser les HEV comme solution‑pont (2025‑2030) là où le VE n’est pas compétitif, tout en priorisant VE efficients, recyclage, chimies moins critiques et mesures pour atteindre l’objectif zéro émission 2035.

L’affirmation fait mouche: avec les mêmes matériaux de batterie, on pourrait fabriquer “1 voiture électrique = 6 hybrides rechargeables = 90 hybrides”. Popularisée par Toyota, l’équation 1:6:90 remet en question notre manière d’allouer des ressources critiques à l’heure où les chaînes d’approvisionnement en batteries et en semi‑conducteurs se tendent. Faut-il, en Europe, réorienter une partie des cellules lithium vers les hybrides pour réduire plus vite le CO2, sans renoncer à l’objectif 2035?

Derrière le slogan se cache un vrai débat: comment maximiser, en 2025‑2035, les tonnes de CO2 évitées par kWh de batterie, tout en sécurisant l’industrie et l’acceptabilité des clients? Décryptage, chiffres à l’appui.

D’où vient le “1:6:90”, et que dit vraiment cette équation?

  • À l’origine: un ratio interne chez Toyota, repris publiquement par des dirigeants (ex. l’usine Kentucky), qui illustre un ordre de grandeur matériel: la capacité d’une batterie de VE (typiquement ~60 kWh) peut, à production égale de cellules, équiper environ 6 PHEV (10 kWh) ou ~90 hybrides (HEV ~0,6–1 kWh).
  • Le message implicite: si les matériaux de batterie sont la contrainte, mieux vaudrait équiper plus d’HEV pour “électrifier” massivement le parc et réduire plus vite la consommation de carburant.

C’est un raisonnement de pénurie. Mais une pénurie qui, en 2025, est plus nuancée qu’en 2020: montée en puissance des gigafactories européennes, bascule vers des chimies moins critiques (LFP, cobalt‑free), progrès du recyclage, et baisse des prix de métaux (le lithium s’est détendu en 2024 avant de se rééquilibrer en 2025). Reste que la dépendance asiatique, en particulier vis‑à‑vis de la Chine (graphite, cathodes, technologies d’assemblage), demeure un risque stratégique et que des tensions commerciales existent (droits compensateurs européens sur les VE chinois depuis fin 2024; nouvelles restrictions chinoises sur certaines techno batteries évoquées en 2025).

Hybrides vs électriques: que dit le carbone, vraiment?

  • Hybrides (HEV): réduction typique de 20 à 30% de carburant versus essence équivalente. Elles épargnent du CO2 à chaque plein, mais continuent d’émettre sur toute leur durée de vie.
  • Hybrides rechargeables (PHEV): très dépendantes de l’usage. Les études ICCT/Fraunhofer montrent des émissions réelles souvent 2 à 4 fois supérieures à l’homologation si on recharge peu; en moyenne, les particuliers circulent ~37% du temps en électrique, les véhicules de flotte ~20%. Sans discipline de recharge, le gain CO2 fond.
  • 100% électriques (VE): empreinte de fabrication plus élevée (batterie), mais avantage massif à l’usage si l’électricité est peu carbonée. En Europe, les analyses ACV convergent: le VE émet sensiblement moins que le thermique sur le cycle de vie, surtout dans les pays à électricité décarbonée (France, Suède, Espagne). À l’échelle UE, l’intensité carbone du kWh tourne autour de 170–200 gCO2/kWh (ordre de grandeur), avec des écarts majeurs (France ~30–40 g/kWh sur 2024; Pays‑Bas ~300 g/kWh selon périodes).

📌 À retenir

  • En France, un VE alimenté par un mix très bas carbone abat des tonnes de CO2 très rapidement.
  • En UE moyenne, le bilan reste largement favorable au VE, mais les gains dépendent du mix électrique, de la consommation du véhicule et du kilométrage.
  • Les PHEV n’apportent un bénéfice climatique significatif que s’ils roulent majoritairement en électrique et qu’ils sont effectivement rechargés.

Calcul express: CO2 évité “par kWh de batterie”

Objectif: comparer l’efficacité carbone d’allocation des cellules quand elles sont rares. Hypothèses simples (illustratives, mêmes km annuels: 12 000 km)

  • Référence thermique: 170 gCO2/km (ordre de grandeur réel)
  • VE: 17 kWh/100 km, mix UE 190 g/kWh → ~32 gCO2/km
  • HEV: −25% vs thermique → ~128 gCO2/km
  • PHEV: 20 kWh/100 km en électrique. Part de roulage électrique 37% (moyenne particuliers). Le reste comme thermique.

Résultats indicatifs d’abattement annuel:

  • VE (batterie 60 kWh): (170−32)=138 g/km → 1,66 t CO2/an → ≈27,6 kg CO2 évités par kWh de batterie et par an
  • HEV (batterie 1 kWh): (170−128)=42 g/km → 0,50 t/an → ≈504 kg CO2/kWh/an
  • PHEV (batterie 10 kWh): émissions pondérées ≈145 g/km → gain ~25 g/km → 0,30 t/an → ≈30 kg CO2/kWh/an

Ce que montre ce “ratio de pénurie”: par kWh de batterie “investi”, l’HEV est imbattable à court terme. C’est l’argument choc derrière le 1:6:90.

Mais attention aux angles morts:

  • On compare “par kWh de batterie”, pas “par véhicule” ni “sur trajectoire zéro émission”. Les HEV gardent un moteur thermique et verrouillent des émissions pour 10–15 ans.
  • L’empreinte fabrication (moteur thermique supplémentaire, complexité) n’est pas prise en compte.
  • Le mix électrique se décarbone: le rendement climatique du VE s’améliore dans le temps, celui de l’HEV plafonne.
  • En France et dans plusieurs pays UE bas carbone, le VE délivre des gains massifs immédiats “par véhicule” et “par euro dépensé” en exploitation (énergie et maintenance).

💡 Conseil d’expert
Si votre priorité est d’optimiser le CO2 “dès 2025 avec un stock de cellules limité”, maximiser les HEV est rationnel. Si l’objectif est “sortie des émissions à 2035‑2040”, accélérer les VE légers et efficients reste incontournable.

Le marché européen: l’hybride progresse, l’électrique tient

  • 2024: repli ponctuel de la part de marché des VE à ~13–14% en UE; forte poussée des hybrides.
  • 2025: rebond des VE (~16% sur 8 mois) et envol des HEV, au point que les motorisations “électrifiées” (VE+HEV+PHEV) pèsent désormais plus de 60% des ventes dans l’UE.
  • France: réseau de recharge public à plus de 150 000 points fin 2024; les TCO sur 10 ans sont souvent favorables au VE (énergie/entretien), surtout avec recharge à domicile. À l’inverse, les PHEV peuvent coûter plus cher que prévu si l’on ne recharge pas régulièrement (surcoût annuel constaté par plusieurs analyses).

2035: que dit la règle européenne?

  • La norme est claire: fin des ventes neuves de voitures émettant du CO2 à l’échappement en 2035. Cela exclut thermiques et hybrides. Une fenêtre étroite est prévue pour des véhicules dédiés aux e‑carburants “neutres”, sous conditions techniques strictes.
  • Traduction industrielle: les HEV et PHEV ont un horizon réglementaire borné pour la première mise en circulation. Ils restent pertinents comme solution-pont (2025‑2030), mais ne peuvent être l’axe central au‑delà.

Ressources, procédés et recyclage: le tableau bouge

  • Chimies et matériaux: montée du LFP (sans cobalt/ni nickel), densités en progrès, stratégies de “right‑sizing” (batteries plus petites sur véhicules plus efficients), et percées annoncées (solide à moyen terme).
  • Recyclage: l’UE impose dès 2025–2031 des taux d’extraction élevés (jusqu’à 95% pour cobalt/nickel, 80% pour le lithium en 2031). Des procédés émergents (lixiviation “neutre”) promettent des rendements quasi totaux sans acides forts.
  • Effet macro: plus de contenu recyclé et des batteries moins “métal‑intensives” réduiront la tension matières premières, donc la pertinence d’un raisonnement de pénurie à long terme.

📌 Bon à savoir
La fabrication d’un VE émet plus qu’un thermique, essentiellement à cause de la batterie. Mais rechargé avec un mix UE moyen, l’avantage à l’usage compense en quelques dizaines de milliers de km; en France, bien plus vite grâce au mix bas carbone.

Semi‑conducteurs et géopolitique: un risque transversal

Batteries, mais aussi puces, composants de puissance, aimants: la chaîne EV est mondialisée et exposée. Entre enquêtes anti‑subventions, droits compensateurs, rumeurs de restrictions à l’export, et arbitrages industriels, l’Europe doit sécuriser ses approvisionnements (gigafactories locales, alliances matières, filières de recyclage) pour que le “tout‑électrique 2035” soit tenable.

L’Europe “gaspille‑t‑elle” ses batteries?

Réponse courte: non, si elle les met au bon endroit.

  • Là où l’électricité est bas carbone et l’usage intensif (flottes, gros kilométrages, particuliers avec recharge à domicile), un VE bien conçu “valorise” au mieux chaque kWh de batterie en tonnes de CO2 évitées et en coûts d’usage.
  • À court terme (2025‑2030), dans des segments lourds/sensibles au prix ou des pays au mix plus carboné, des HEV sobres peuvent maximiser le CO2 évité par kWh de cellules si l’offre VE n’est pas encore compétitive.
  • Les PHEV ne sont pertinents que strictement encadrés: grande part de trajet en électrique, incitations et contraintes d’usage (recharge obligatoire en flotte, géorepérage urbain, facturation carburant à l’utilisateur, bornes au travail).

Trois leviers pour “ne pas gaspiller” nos batteries en Europe

  1. Faire des VE plus efficients plutôt que plus gros:
    • Favoriser les segments compacts, l’aérodynamique, les pneus sobres.
    • Calibrer des batteries plus petites, adaptées aux usages réels (350–450 km WLTP suffisent à 80% des trajets) pour multiplier le nombre de VE à ressources constantes.
  2. Encadrer les PHEV et stimuler les HEV intelligemment:
    • Bonus/malus conditionnés au taux de roulage électrique réel (télémétrie en flotte), obligations de recharge, géorepérage zéro‑émission en ville.
    • HEV comme “pare‑feu CO2” transitoire dans les pays/segments où le VE n’est pas encore compétitif.
  3. Fermer la boucle matière:
    • Accélérer le déploiement des filières de collecte et recyclage (objectifs UE 2027/2031), encourager les chimies moins critiques (LFP), et sécuriser l’amont (accords matières, production locale d’éléments actifs).

📢 Citation à méditer
“L’équation 1:6:90 est éclairante pour gérer une pénurie; elle ne fait pas une politique industrielle de long terme.”

En somme, la bonne question n’est pas “hybrides ou électriques”, mais “où chaque kWh de batterie évite‑t‑il le plus de CO2 aujourd’hui, sans compromettre l’objectif zéro émission de 2035?”. C’est à cette aune qu’il faut juger l’allocation européenne des ressources, au‑delà des slogans.

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