En bref:
- La filière auto française est en risque de « crash » (800 000 emplois menacés) alors que 75 % des actifs continuent d’utiliser la voiture pour le travail ; la contraction de la demande et la concurrence chinoise sur les VE accentuent le danger.
- Sortie possible : industrialiser des petits VE abordables et locaux, sécuriser batteries/logiciels et offrir des aides stables et ciblées (occasion électrique, gigafactories, flottes) pour éviter une dépendance accrue aux importations.
L’industrie automobile française serait au bord du « crash » selon un rapport sénatorial publié le 16 octobre. Dans le même temps, 75% des actifs continuent d’utiliser une voiture pour aller travailler, révèlent IFOP et Alphabet France. Comment un pays aussi dépendant de l’auto peut-il laisser dépérir sa filière, au moment même où la bascule vers l’électrique redessine les chaînes de valeur mondiales ?
Décryptage, chiffres à l’appui, et pistes concrètes pour éviter de passer d’une dépendance à la voiture… à une dépendance aux voitures des autres.
À retenir
- 800 000 emplois de la filière auto en France sont jugés « en grand danger » par le Sénat, qui alerte sur un risque de « crash » si rien n’est fait.
- 75% des actifs français utilisent une voiture pour se rendre au travail (IFOP, juin 2025). La dépendance à l’auto reste structurelle.
- Double étau pour la filière: contraction de la demande en Europe et concurrence chinoise très agressive sur l’électrique.
- Le Sénat propose 18 mesures, dont: contenu local à 80% sur les véhicules vendus en Europe, 40% de batteries produites localement en 2035, droits de douane temporaires, développement de petits VE abordables, diagnostic batterie obligatoire pour l’occasion, et report de l’échéance 2035 pour les thermiques.
- En toile de fond: une équation sociale (accès à une mobilité abordable) et une équation climatique (décarbonation rapide) qu’il faut résoudre simultanément.
Ce que dit le Sénat: un « péril industriel » chiffré
- Chute d’environ 20% des ventes de VP en France depuis le Covid, part de la France dans la production auto européenne en recul de 12 points entre 2000 et 2020.
- Signaux industriels inquiétants: arrêts temporaires de sites Stellantis (Poissy, Sochaux, Mulhouse) pour ajuster la production à une demande atone; réflexion stratégique chez Renault sur l’emploi. Parallèlement, Stellantis annonce 13 Md$ d’investissements… aux États‑Unis.
- Concurrence extra‑européenne: la Chine exporte massivement des VE aux prix en moyenne plus bas, portée par des coûts optimisés, un écosystème batterie intégré et une cadence d’innovation logicielle élevée.
- 18 leviers proposés:
- Protection commerciale ciblée et temporaire, localisation accrue (80% de contenu européen, 40% de batteries locales d’ici 2035).
- Réorientation des aides vers des petites voitures abordables; diagnostic batterie certifié pour structurer l’occasion électrique.
- Soutien massif à la R&D, aux gigafactories, et au logiciel embarqué (idée d’un « Airbus du logiciel »).
- Clause de revoyure sur 2035 et neutralité technologique pour gérer la transition sans casse.
📌 À noter: des acteurs de l’écosystème électrique (bornes, batteries, ONG climat) contestent l’idée d’un report de 2035, craignant un signal contre-productif pour la décarbonation et l’investissement.
Ce que disent les Français: l’auto reste la reine des trajets domicile‑travail
Baromètre IFOP pour Alphabet France (enquête en ligne, 16–23 juin 2025, 1 002 actifs):
- 75% des actifs utilisent une voiture pour aller travailler; 24% empruntent les transports collectifs; 26% optent pour des modes « doux »; 32% combinent plusieurs moyens.
- 14% roulent déjà en véhicule électrifié (11% en 2024); 52% envisagent un prochain achat électrifié (électrique ou hybride).
- La mobilité pèse sur l’emploi: 74% affirment que la pénibilité des trajets influence leurs choix professionnels.
En clair: la voiture reste un outil de vie et d’emploi, spécialement hors hypercentres urbains. Ce « besoin » de voiture ne disparaîtra pas à court terme: il faut l’accommoder avec des offres sobres, abordables, et fabriquées au plus près.
Le paradoxe n’est qu’apparent
- Côté usage, la voiture est structurelle (maillage territorial, horaires décalés, activités diffusées, intermodalité incomplète).
- Côté industrie, la demande neuve est sous pression (inflation, crédit plus cher, recentrage post‑Covid sur le haut de gamme), pendant que la transition électrique exige des investissements massifs.
- Sur l’électrique, le différentiel de coût reste un frein à l’achat initial pour une partie des ménages, malgré des TCO souvent compétitifs. La stabilité et la lisibilité des aides publiques sont déterminantes; leur variabilité récente a refroidi certains acheteurs.
- Résultat: on roule beaucoup en voiture, mais on achète moins de voitures neuves produites en France. Le gap s’élargit avec des concurrents asiatiques très réactifs sur les petits VE à bas coût.
Le vrai risque: une dépendance étrangère accélérée à l’ère électrique
- Batteries: aujourd’hui, la majorité des cellules utilisées en Europe vient d’Asie. Les projets européens (ACC, Verkor, Northvolt…) montent en cadence, mais l’écart reste réel.
- Logiciel/électronique: la voiture devient un « device » connecté. L’intégration logiciel‑matériel sera un différenciateur majeur.
- Matières critiques: tensions géopolitiques possibles (terres rares, graphite, nickel, etc.), qui exigent sécurisation d’approvisionnement et recyclage industriel de haut niveau.
💬 Citation clé: « On va vers un crash si rien n’est fait » (rapport sénatorial). L’inaction ferait glisser la France d’une dépendance à l’usage de l’auto à une dépendance aux importations pour l’auto elle‑même.
Comment éviter l’étau: 6 leviers concrets et mesurables
- Offres plus abordables, fabriquées localement
- Réorienter la conception vers des véhicules compacts, allégés, à contenu fonctionnel optimisé.
- Standardiser, rationaliser les plateformes, et viser des packs batterie plus petits (donc moins chers), adaptés à l’usage quotidien.
- Encadrer et stabiliser un cadre d’aides ciblées sur ces segments.
- Marché de l’occasion électrique crédible
- Rendre obligatoire un diagnostic batterie certifié (état de santé/SoH), traçable et opposable, pour rassurer acheteurs et financeurs.
- Soutenir les filières du reconditionnement et de la seconde vie des batteries.
- Demande solvabilisée et lisible
- Visibilité pluriannuelle des dispositifs (bonus, leasing social, fiscalité entreprises).
- Harmonisation européenne des soutiens à la demande pour éviter la « loterie réglementaire » entre pays.
- Compétitivité‑coût et énergie
- Électricité compétitive et décarbonée pour l’industrie.
- Réformes ciblées sur le coût du travail pour les segments à forte intensité de main‑d’œuvre (montage, reconditionnement).
- Souveraineté technologique
- Accélérer les gigafactories et les cathodes/anodes en Europe; sécuriser matières critiques; amplifier le recyclage (boucles locales).
- Miser sur le logiciel embarqué, l’architecture E/E, la cybersécurité automobile, l’IA embarquée, via un écosystème européen coordonné.
- Flottes et territoires
- Activer le levier des flottes (entreprises, administrations) via des critères TCO et contenu local, pour amorcer des volumes.
- Déployer une recharge « utile » (domicile, travail, axes, quartiers denses) en priorité sur les bassins d’emploi.
💡 Conseil d’expert
- Aux pouvoirs publics: évitez les stop‑and‑go. La filière investit sur 5 à 10 ans; donnez une trajectoire stable d’aides, de fiscalité et de normes.
- Aux industriels: « faire simple et robuste ». Le meilleur anti‑dumping, c’est un petit VE européen bien conçu, à prix plancher, livré à l’heure.
Trois trajectoires possibles à l’horizon 2030
- Sursaut coordonné: compétitivité, petits VE locaux, marché de l’occasion structuré, investissements batterie/logiciel sécurisés. Résultat: part locale remonte, émissions baissent au rythme prévu.
- Status quo: aides erratiques, offres trop chères, infrastructures incomplètes. Résultat: importations en hausse, volumes locaux stagnants, retard technologique.
- Protectionnisme sans compétitivité: droits de douane mais peu d’offres attractives et de coûts maîtrisés. Résultat: voitures plus chères, demande bridée, industrie locale pas vraiment relancée.
Repères chiffrés
- 800 000: emplois de la filière auto en France (constructeurs, équipementiers, aval).
- −20%: ventes de VP en France après Covid vs. période antérieure.
- −12 pts: part de la France dans la production auto européenne (2000–2020).
- 75%: part des actifs qui utilisent une voiture pour aller travailler (IFOP 2025).
- 14%: conducteurs déjà en VE/HEV parmi les répondants; 52% envisagent une motorisation électrifiée pour le prochain achat.
En bref, il n’y a pas de contradiction entre un pays très dépendant de l’auto et une filière en danger: c’est précisément parce que nous aurons longtemps besoin de voitures qu’il faut, d’urgence, pouvoir les concevoir, les produire et les entretenir ici, à des prix accessibles et avec une empreinte carbone en chute rapide.