En bref:
- Ford met fin au F‑150 Lightning 100% BEV, bascule vers un F‑150 EREV et un large virage hybride (HEV/PHEV/EREV), annule des projets BEV lourds et engage ~19,5 Md$ de charges tout en visant des BEV plus petits et une activité BESS.
- Avertissement pour l’Europe : privilégier des BEV compacts et abordables, un réseau de recharge fiable et des batteries compétitives — les hybrides peuvent être une passerelle pour des usages spécifiques, pas un prétexte pour retarder la transition BEV.
L’électrochoc est venu des États‑Unis: Ford met fin au F‑150 Lightning 100% électrique et prépare une version « EREV » (hybride à prolongateur d’autonomie) revendiquant plus de 700 miles d’autonomie. En toile de fond, un marché US qui rechigne, des coûts qui ne baissent pas assez vite, et un virage réglementaire sous l’administration Trump. L’addition est salée: 19,5 milliards de dollars de charges.
Au‑delà de l’actualité américaine, le signal résonne en Europe, où le débat sur l’échéance 2035 et le retour en grâce des hybrides s’intensifie. Faut‑il y voir une marche arrière sur le tout‑électrique ou une parenthèse tactique? Décryptage.
Ce que Ford change concrètement
- Fin de production du F‑150 Lightning 100% électrique (MY2025 bouclé en décembre).
- Remplacement par un F‑150 Lightning EREV: propulsion 100% électrique, petit moteur essence faisant office de générateur, autonomie visée « 700+ miles »; timing et prix non communiqués.
- Abandon du grand pick‑up BEV de prochaine génération (projet « T3 ») et d’un fourgon 100% électrique prévu pour l’Europe.
- Recentrage vers des hybrides (HEV/PHEV/EREV) sur l’essentiel de la gamme; objectif 2030: 50% des volumes globaux « électrifiés » (hybrides + EREV + BEV), contre ~17% aujourd’hui.
- Nouvelle stratégie BEV « petits et abordables »: plateforme EV universelle à bas coûts, premier pick‑up électrique midsize visé ~30 000 $ en 2027.
- Surcapacités batteries réallouées au… stockage stationnaire: lancement d’une activité BESS (utilities, data centers) depuis le Kentucky et le Michigan.
- En Europe, recentrage sur de « petits » EV en partenariat avec Renault, plutôt que sur des utilitaires BEV lourds.
« Les clients veulent les bénéfices de l’électrification, mais surtout l’abordabilité », résume Andrew Frick (Ford Blue & Model e).
« Plutôt que de dépenser des milliards dans de gros BEV sans voie vers la rentabilité, nous allouons le capital à des domaines à meilleur retour », ajoute Jim Farley.
Pourquoi le Lightning BEV n’a pas tenu ses promesses
- Prix et rentabilité: annoncé à 40 000 $ en 2021, le Lightning s’est vendu bien plus cher (entrée 2025 autour de 55 000 $) tout en restant déficitaire. Ford dit avoir perdu de l’argent sur chaque exemplaire.
- Demande inférieure aux plans: pic à 33 510 unités en 2024; environ 25 600 sur 11 mois 2025; loin des 150 000/an envisagés.
- Usage camion: remorquage et grands trajets pénalisent fortement l’autonomie réelle; catégorie « pick‑up BEV » globalement en retrait vs attentes.
- Conjoncture US: fin du crédit d’impôt fédéral de 7 500 $ à l’automne, assouplissement des normes CAFE/émissions; l’incitation à maintenir des BEV non rentables disparaît.
📌 À noter: malgré ses récompenses (2023 Truck of the Year, etc.) et des fonctionnalités séduisantes (alimentation de chantier/maison), le Lightning n’a pas consolidé une base de clients suffisante au prix et aux coûts actuels.
Chiffres clés
- 19,5 milliards $ de charges liées au pivot (dépréciations, restructurations, cash 2026–2027).
- Environ 13 milliards $ de pertes Model e depuis 2023.
- Part BEV du marché US ~7,5–8% selon les périodes; nette sensibilité aux incitations.
- EREV Ford annoncé: autonomie combinée > 700 miles; remorquage « comme une locomotive » (promesse).
- Recyclage industriel: usines batteries réorientées vers le stockage réseau (20 GWh/an visés à partir de 2027).
EREV: de quoi parle‑t‑on exactement?
- Architecture « série »: les roues sont entraînées par des moteurs électriques; un petit moteur thermique sert uniquement de générateur pour recharger en roulant ou maintenir la charge.
- Avantages attendus: couple instantané d’un EV, « endurance » en remorquage et longs trajets sans dépendre du réseau de recharge; coût batterie réduit.
- Zone grise: Ford ne précise pas encore si la prochaine Lightning EREV sera rechargeable sur prise (PHEV/EREV) ou non. Ce point est crucial pour la classification réglementaire et les incitations.
💡 Bon à savoir
En Europe, un EREV « rechargeable » est généralement traité comme un PHEV (facteur d’utilité électrique WLTP). Sans recharge externe, c’est un HEV, avec des avantages réglementaires bien moindres. Après 2035, tout véhicule neuf intégrant un moteur thermique pour brûler du carburant fossile est, en l’état, hors du champ autorisé (hors exception e‑fuels très encadrée).
Pourquoi ce virage sonne comme un avertissement pour l’Europe
L’Europe n’est pas les États‑Unis. La part de marché des BEV y progresse (plusieurs pays ont encore affiché des hausses à deux chiffres fin 2025) et le cadre CO₂ reste structurant. Mais le message de Ford doit être entendu.
5 enseignements à retenir
- L’équation économique des « gros » BEV reste fragile
- Batteries chères, matériaux volatils, véhicules lourds: le coût final dépasse les seuils d’acceptabilité d’une partie des clients.
- Les volumes se déplacent vers des EV plus compacts et abordables: Ford accélère justement là‑dessus (pick‑up midsize à 30 000 $).
- L’usage compte plus que la fiche technique
- Pour remorquer loin et souvent, un EREV/PHEV peut « rassurer ». En Europe, l’usage « camion » est plus marginal, mais l’argument vaut pour SUV et utilitaires lourds.
- Attention: les PHEV ne tiennent leurs promesses d’émissions qu’à condition d’être rechargés très régulièrement.
- La politique publique pèse lourd, dans les deux sens
- Aux USA, retrait des incitations = frein brutal.
- En Europe, la stabilité des règles (objectifs CO₂ 2030/2035) et des aides ciblées est déterminante pour la filière et l’investissement.
- Hybride oui… mais comme technologie passerelle
- Les HEV/PHEV/EREV peuvent sécuriser des usages difficiles, tout en laissant le temps de faire baisser le coût des BEV.
- Risque: « enfermement » technologique si la bascule BEV se retarde trop, alors que la concurrence chinoise avance sur le coût/qualité des 100% électriques.
- Le vrai nerf de la guerre, c’est l’EV abordable et le réseau de recharge
- Sans offre < 30 000 € bien équipée et un maillage de recharge fiable (autoroute + domicile + voirie), l’adoption stagne.
- Les projets batteries stationnaires de Ford rappellent une évidence: la flexibilité du système électrique (stockage) est un investissement clé.
Europe: ce que cela implique pour 2035
- Le cap 2035 peut tenir si l’on concentre l’effort sur:
- des BEV compacts, efficients et bon marché;
- une filière batterie localisée et compétitive (LFP, chimies sobres);
- des incitations conditionnées à l’usage (bonus couplé à la recharge réelle pour PHEV/EREV);
- un réseau de recharge dense et standardisé (fiabilité, paiement, transparence tarifaire).
- Les EREV/PHEV peuvent être des « filets de sécurité » pour certaines niches (remorquage, utilitaires lourds, territoires peu denses), mais ne doivent pas servir d’alibi pour repousser indéfiniment la montée en puissance du BEV là où il est déjà pertinent.
📊 Repère marché
- Les BEV dominent déjà les usages du quotidien (coûts d’énergie maîtrisés, entretien réduit, agrément).
- Pour les longs trajets, la généralisation de charges rapides fiables et de véhicules 800 V efficients est la trajectoire la plus robuste à moyen terme, plutôt qu’un retour massif du thermique embarqué.
Conseils d’expert
- Constructeurs européens
- Prioriser des BEV compacts < 30 000 €, efficients, avec logiciels sobres en énergie.
- Garder l’hybride en « assurance usage » là où la TCO est favorable et mesurable (PHEV/EREV à prise, télémétrie de recharge à l’appui).
- Industrialiser LFP/LMFP et architectures 400/800 V rentables; déployer plateformes universelles à faible coût.
- Décideurs publics
- Stabiliser le cadre 2030/2035; verrouiller des standards de recharge (fiabilité, paiement, données ouvertes).
- Cibler les aides sur l’EV abordable et l’usage effectif (bonus PHEV conditionné à la recharge).
- Accélérer les interconnexions et le stockage stationnaire (BESS) pour fiabiliser le kWh « bas‑carbone et bon marché ».
- Flottes et pros
- Électrifier d’abord les segments à retour immédiat (utilitaires urbains, VUL, berlines de flotte).
- Réserver EREV/PHEV aux profils intensifs hors réseau de recharge, avec discipline de recharge au quotidien.
Et pour les conducteurs européens?
- Un EREV pourrait séduire ceux qui tractent souvent et loin. Mais il restera un véhicule avec réservoir d’essence, donc potentiellement moins bienvenu dans certaines ZFE et sans les avantages fiscaux d’un BEV.
- Pour 90% des trajets quotidiens, un BEV bien dimensionné reste plus simple, plus économique et plus agréable. La clef est de choisir la bonne taille de batterie et d’assurer la recharge à domicile ou au travail.
En bref, Ford « suit le client » américain et ses signaux politiques du moment. L’Europe doit, elle, suivre la physique et l’économie: des BEV plus légers, moins chers, mieux rechargés. Les hybrides peuvent accompagner la transition, pas la remplacer.
