En bref:
- GM supprime progressivement Apple CarPlay/Android Auto pour passer à Android Automotive embarqué, Gemini et une architecture logicielle centralisée afin de contrôler l’UX, les données et la monétisation par abonnements et services.
- La vraie bataille pour l’avenir automobile n’est plus que matérielle : l’Europe doit sécuriser l’accès aux données, l’interopérabilité et une souveraineté logicielle (OS, assistants, OTA, carto) pour éviter d’être cantonnée au rôle de fournisseur de hardware.
General Motors ne veut plus d’Apple CarPlay ni d’Android Auto à bord. Après ses électriques, le groupe américain confirme qu’il supprimera progressivement les systèmes de “projection smartphone” sur l’ensemble de sa gamme, thermiques compris. Dans le même temps, GM accélère un pivot logiciel majeur: Android Automotive embarqué, assistant IA Gemini de Google, architecture centralisée, services connectés monétisables.
Au moment où l’Europe focalise ses débats sur la souveraineté des semi‑conducteurs (affaire Nexperia, Chips Act), c’est peut‑être la guerre d’après – celle des plateformes logicielles et de l’IA embarquée – qui décidera du partage de la valeur automobile. Et elle ne se joue pas dans les fonderies, mais dans l’interface homme‑machine, les données et l’écosystème de services.
Ce que GM fait concrètement (et pourquoi c’est structurant)
- Fin programmée d’Apple CarPlay et d’Android Auto sur tous les nouveaux modèles GM au fil des renouvellements. La bascule démarre côté Cadillac avec l’Escalade IQ à l’horizon 2028.
- Adoption généralisée d’Android Automotive OS embarqué (sans téléphone), avec les Google Automotive Services (Maps, Assistant, Play) et un store d’applications dédié.
- Nouvelle architecture électrique/électronique à calculateur central, mises à jour OTA à grande échelle, orchestration logicielle maison (ex‑Ultifi).
- Intégration d’un assistant conversationnel basé sur Gemini (Google) dès 2026, puis assistant propriétaire GM à terme.
- Objectif “eyes‑off” (conduite autonome conditionnelle) annoncé pour l’Escalade IQ vers 2028, dans la continuité de Super Cruise (plus d’1,1 milliard de km roulés “mains libres” selon GM).
En clair: reprendre la main sur l’UX, les données, l’IA et l’après‑vente numérique. Et capter les revenus récurrents (abonnements, options logicielles, assurances basées sur l’usage, contenus, e‑commerce).
📌 À noter: GM n’abandonne pas “Android”, il abandonne Android Auto (projection du smartphone) mais parie sur Android Automotive (OS embarqué). Nuance cruciale.
CarPlay/Android Auto vs Android Automotive: ce que ça change au volant
- CarPlay/Android Auto: l’écran de la voiture projette une interface du smartphone. Avantages: familiarité, continuité des apps (carto, musique, messages). Limites: intégration partielle au véhicule (énergie, ADAS, commandes), handover d’interface parfois heurté.
- Android Automotive embarqué: pas besoin de téléphone; l’OS tourne nativement dans la voiture, avec applications “véhicule‑aware” (préconditionnement batterie, planification de charge, ADAS). Contrepartie: il faut se reconnecter app par app, et l’offre d’apps Apple (Apple Music, Messages…) est absente tant qu’un accord n’existe pas.
“C’est une approche très jobsienne”, assume GM: décider contre l’habitude du marché pour pousser une architecture jugée d’avenir. L’analogie a ses limites, mais la logique est claire: unifier l’expérience et éviter qu’Apple/Google monopolisent la couche “client”.
La double menace pour l’Europe: matériel vs logiciel
- Menace 1 – Matériel (puces): la dépendance aux semi‑conducteurs reste stratégique. L’UE investit (Chips Act) et surveille les risques (Nexperia, Newport, supply chain). Indispensable… mais défensif.
- Menace 2 – Logiciel/IA: c’est ici que se crée la marge. Qui contrôle l’OS embarqué, l’assistant vocal, la carte, la place d’apps, le paiement de la recharge, la télématique et l’OTA contrôle l’expérience client, la donnée et la monétisation. Tesla l’a démontré. GM veut suivre. Les champions chinois (BYD/Huawei, Xiaomi) convergent vers des stacks fermés et très intégrés.
Ignorer cette bataille revient à accepter une “désintermédiation” progressive des constructeurs européens au profit de plateformes US/Chine, reléguant les marques au rôle de fournisseurs de hardware homologué.
Où en sont les constructeurs européens (forces et fragilités)
- Volkswagen Group: CARIAD réécrit sa base logicielle (E3), retards en cascade, mais ambition intacte sur les architectures zonales et l’OTA. En transition délicate.
- Stellantis: stratégie STLA Brain/SmartCockpit, OTA massives, Android Automotive OS sans Google Automotive Services (GAS), avec Alexa/TomTom. Volonté d’éviter la dépendance à Google.
- Mercedes‑Benz: MB.OS propriétaire, intégration profonde, forte maîtrise de l’UX premium; CarPlay reste proposé pour la partie média/navigation si souhaitée.
- BMW: OS maison basé sur AOSP (Android open source), CarPlay maintenu. Approche pragmatique et premium‑centrée.
- Renault Group: partenariat Google (AAOS + GAS) mais CarPlay et Android Auto restent disponibles; montée en puissance logicielle via Ampere.
Tous investissent. Mais la fragmentation des approches, les retards d’intégration et des arbitrages complexes (ouvrir vs fermer, Google vs maison) créent une fenêtre d’opportunité pour des plateformes extra‑européennes.
Pourquoi GM peut s’en sortir là où d’autres peinent
- Intégration verticalisée: calculateur central, pipeline OTA, app store, ADAS, IA conversationnelle, tout est pensé pour fonctionner ensemble.
- Monétisation dès la conception: packages logiciels, options à l’usage, services connectés pilotés par la donnée.
- Parc et marques US puissants (Chevrolet, GMC, Cadillac), clientèle habituée aux services à abonnement.
- Storyline “sécurité/ergonomie”: une UX unifiée et nativement véhicule peut réduire les frictions au volant, notamment dans l’électrique (routage de charge, préconditionnement, tarification).
Reste un talon d’Achille: la qualité perçue de l’UX face à CarPlay. Si l’expérience n’est pas franchement meilleure, la frustration client peut se payer en parts de marché, surtout en Europe.
Règlement et souveraineté numérique: quels leviers en Europe
- Accès aux données du véhicule: accélérer un “Vehicle Data Act” européen garantissant un accès équitable aux données et ressources embarquées (interfaces HMI, capteurs, paiement, ADAS) pour des tiers agréés, sous contrôle du client, dans le respect du RGPD.
- Interopérabilité: exiger des interfaces ouvertes minimales pour éviter des jardins clos irréversibles. L’UE l’a fait sur smartphone (DMA); l’automobile mérite un cadre spécifique.
- Cybersécurité et OTA: UE/UNECE R155 et R156 offrent un socle. À renforcer avec des exigences de portabilité des services et de logging interopérable.
- Cloud/edge et IA: soutenir des chaînes de confiance européennes (hébergement, MLOps, modèles spécialisés) compatibles avec les contraintes temps réel du véhicule.
L’objectif n’est pas d’interdire les écosystèmes, mais d’empêcher qu’ils capturent unilatéralement la relation client et les rentes de données.
Pour l’automobiliste électrique: conséquences très concrètes
- Expérience: plus d’apps natives optimisées pour l’énergie (pré‑conditionnement, planification multi‑bornes, paiement, tarification dynamique). Moins de continuité directe iPhone (Apple Music, messages) tant qu’aucun accord n’existe.
- Abonnements: la valeur se déplace de l’option matérielle vers la licence logicielle (ADAS, confort, connectivité). Attention au TCO et aux coûts récurrents.
- Confidentialité: la voiture devient un capteur massif. Bien lire les consentements et les paramètres de partage de données.
- Revente/flottes: un véhicule “lié” à un écosystème donné peut voir sa valeur résiduelle varier selon l’appétence marché pour cet écosystème et la politique d’abonnements.
Plan d’action: éviter le piège du cheval de Troie logiciel
Pour les constructeurs européens:
- Prioriser un OS embarqué robuste et voiture‑centré, mais garder des “ponts” vers CarPlay/Android Auto tant que l’UX maison n’apporte pas un gain évident.
- Maîtriser l’assistant vocal de bord (NLP, multimodal) et sa gouvernance des données. Les partenariats IA doivent être réversibles.
- Industrialiser l’OTA end‑to‑end (sécurité, qualité, cadence), avec une usine logicielle capable de livrer des features trimestrielles.
- Orchestrer un app store contrôlé, adossé à des API ouvertes documentées, avec business model clair pour les développeurs.
- Éviter la “captivité cartographique”: co‑développer carto HD et routage énergie avec plusieurs partenaires (TomTom, Here, Google…) pour rester multi‑sourcing.
- Conduire la transformation E/E (zonal + calculateur central) en alignant software, achat, après‑vente et finance sur un P&L logiciel pluriannuel.
Pour les régulateurs:
- Encadrer l’accès aux données et ressources embarquées, imposer la portabilité des services et la transparence des abonnements.
- Harmoniser rapidement les règles d’interopérabilité HMI/infotainment sans freiner l’innovation (balisage plutôt qu’injonctions techniques).
💡 Astuce d’expert
- La “killer feature” EV n’est pas l’écran géant, c’est la chaîne logicielle énergie (planification, pré‑cond, paiement, V2X) qui supprime les frictions de la recharge. C’est là que doit se mesurer l’avantage d’un OS embarqué face à CarPlay/Android Auto.
📢 À retenir
- GM tourne le dos à CarPlay/Android Auto pour verrouiller un écosystème IA‑logiciel monétisable avec Google et sa propre stack.
- L’Europe ne peut pas gagner la prochaine décennie auto uniquement avec des usines de puces: l’OS du véhicule, l’assistant, la carto, l’OTA et la donnée sont la nouvelle chaîne de valeur.
- Sans interopérabilité et maîtrise logicielle, le risque est de devenir fournisseur de carosserie haut de gamme pour plateformes américaines ou chinoises.
En bref, l’abandon de CarPlay n’est pas une querelle d’icônes sur un tableau de bord: c’est le signal d’une bataille stratégique pour la relation client et la rente logicielle de la voiture électrique. À l’Europe de s’y engager pleinement, et vite.
