En bref:
- Le Maroc est devenu un hub near‑shore majeur pour Renault et Stellantis (>1 M de capacités, intégration locale ~65–69%, coûts bas, port Tanger Med), facilitant la production de VE/hybrides abordables pour l’UE.
- Plutôt qu’une simple menace, c’est une opportunité: garder la R&D, l’électronique et la valeur ajoutée en Europe tout en coordonnant énergie, règles d’origine et formation pour préserver emplois et accélérer la décarbonation.
L’alerte sur la filière automobile française s’est durcie en 2025, jusqu’à évoquer un possible “crash”. Dans le même temps, le Maroc a franchi un cap: hub industrialo‑logistique majeur de Renault et Stellantis, il dépasse désormais le million d’unités de capacité et vise deux millions à l’horizon 2030. Délocalisation de plus ou réorganisation lucide face à la pression asiatique et au défi des voitures électriques abordables ?
Au-delà des slogans, voici les faits, les rouages et les conséquences concrètes pour la transition et l’emploi de part et d’autre de la Méditerranée.
À retenir (chiffres-clés)
- Capacité auto au Maroc: >1 million de véhicules, cap sur 1,45 puis 2 millions d’unités
- 270 fournisseurs, intégration locale 65–69% aujourd’hui, visée: ~80% à 2030
- 2023: 14,1 Md$ d’exportations automobiles, 1er secteur exportateur du pays
- Renault Maroc: ~400 000 véhicules visés fin 2025 (≈18% de la prod. mondiale du groupe)
- Stellantis Kénitra: montée à ≈530–535 000 véhicules/an
- Coût de main-d’œuvre ultra-compétitif: ≈106 $ par véhicule (benchmark 2025)
- Logistique premium: port Tanger Med, “Europe à un jour” par route
Pourquoi le Maroc est devenu un “near-shore” stratégique
- Compétitivité-coût et productivité: coûts salariaux bas mais process aux standards IATF/VDA, diffusion du Lean/TPS. Selon une étude 2025, le Maroc devance même la Chine en efficacité sur certains segments.
- Connexions et fiabilité: Tanger Med comme hub de classe mondiale, accords de libre‑échange donnant accès à 2,5 Md de consommateurs, proximité Espagne/France/Italie.
- Talents et formation: IFMIA (Casablanca, Kénitra, Tanger), plus de 50 000 professionnels formés, montée des compétences d’ingénierie (19 000 ingénieurs diplômés/an, 42% de femmes).
- Énergie plus décarbonée et coût compétitif: atout clé pour des usines orientées VE/hybrides.
- Politique industrielle cohérente: écosystèmes câblage, intérieurs, moteurs, batteries; foncier industrialo‑portuaire; incitations ciblées.
Ce que font Renault et Stellantis au Maroc
Renault: de l’usine à l’écosystème techno-industriel
- Production: Tanger + Somaca Casablanca, Dacia Sandero/Jogger, Renault Express, Mobilize Duo/Bento; objectif 400 000 unités en 2025.
- Localisation: 87 fournisseurs de rang 1; 2,5 Md€ d’achats locaux déjà atteints (objectif 2030 anticipé); 66% de localisation hors mécanique, trajectoire vers ~80–91% selon périmètre.
- R&D et digital: création de Renault Technologie Maroc (RTMA, Tétouan/Tanger) pour piloter développements/adaptations/homologations locales; nouveau pilier Renault Digital à Casablanca (troisième hub mondial).
- Montée technologique: installation d’un procédé de pressage à chaud inédit en Afrique (pièces plus légères/rigides); montée des compétences batteries, électronique embarquée, IA, recyclage.
- Produits: électrification progressive Dacia; Sandero Stepway hybride en Europe au T4 2026; nouvelle plateforme Dacia électrifiée d’ici 2030.
- Emploi et formation: avenant 2025–2030 pour créer 7 500 emplois; >3 M d’heures de formation depuis 2011; master ingénierie auto 4.0.
Côté batteries, Renault multiplie les sources (NMC et LFP “cell-to-pack”) et a intégré Gotion à son panel en lien avec un projet industriel au Maroc – logique prudente d’achats multi-technologies pour réduire les coûts dès 2026.
Stellantis: Kénitra change d’échelle
- Capacité: extension à ≈530–535 000 véhicules/an.
- Mix produits: véhicules urbains électriques (Citroën Ami, Fiat Topolino, Opel Rocks), nouvelle génération “Smart Car” (dont déclinaisons électrifiées) et objectif d’environ 70 000 VE/an.
- Écosystème: Africa Technical Center à Casablanca (≈1 000 ingénieurs/techniciens), investissements fournisseurs, montée d’intégration locale.
- Emploi: +3 000 recrutements prévus avec l’extension; standardisation qualité et montée en complexité produits.
Menace pour la filière française ou réorganisation nécessaire ?
- Oui, il y a un risque de délocalisation d’assemblage et de fournisseurs “prix-dépendants” si la France ne bouge pas. Le Sénat a pointé en octobre 2025 un risque de “disparition” si coûts/énergie/réglementations restent défavorables.
- Mais il existe une complémentarité puissante: un “Europe élargie” qui combine R&D, software, batterie/électronique et industrialisation avancée en France/UE avec un near‑shore compétitif au Maroc pour les segments à forte sensibilité prix (citadines, B‑SUV, utilitaires légers, micro‑VE).
- La véritable menace, ce n’est pas le Maroc: c’est l’écart de compétitivité face à la Chine et aux États‑Unis sur les VE abordables. Sans base de coûts optimisée, l’Europe laissera filer le marché des petites voitures électrifiées… et l’emploi amont qui va avec.
📌 À ce jour, environ 90% des volumes marocains partent vers l’UE: toute contraction européenne ou surenchère réglementaire rejaillit immédiatement sur Tanger/Kénitra. Les destins sont liés.
Travail “subalterne” au Maroc ? Les faits, sans posture
- Il existe bel et bien des centres d’ingénierie et de développement: RTMA chez Renault; Africa Technical Center (Stellantis) à Casablanca; coentreprises d’ingénierie (ex. MG2 Magna–Altran).
- Les sites marocains intègrent des procédés de pointe (pressage à chaud), une digitalisation accélérée (jumeaux numériques) et une robotisation sélective.
- Nuance indispensable: l’essentiel de l’ingénierie amont, des plateformes et des systèmes critiques reste encore conçu en Europe. La montée en gamme marocaine est réelle mais progressive, tirée par l’industrialisation, l’adaptation produit et la validation.
Autrement dit: le Maroc n’est plus un simple “atelier CKD”, mais pas encore un moteur global de conception. C’est une marche nécessaire pour fiabiliser des chaînes euro‑méditerranéennes résilientes.
Transition énergétique: l’équation coût–CO2 des VE accessibles
- Énergie: l’électricité marocaine, de plus en plus renouvelable, réduit l’empreinte de fabrication des modèles électrifiés/hybrides.
- Logistique courte: à un jour de route des hubs UE, avec un maillon maritime court; l’empreinte transport reste contenue.
- Effet prix: des coûts usines plus bas rendent possible des VE/hybrides sous contrainte budgétaire, clé pour décarboner un marché européen qui ne s’est pas remis des hausses de prix post‑Covid.
- Pragmatisme: l’hybride reste, à court terme, un levier massif de CO2 évité par euro dépensé. Generaliser l’électrique sans accessibilité revient à ralentir la décarbonation réelle du parc.
Que faire côté France/UE pour que tout le monde gagne ?
- Miser sur la valeur: électronique de puissance, logiciels embarqués, architectures E/E, packs batteries et recyclage en France/UE.
- Relancer la petite voiture: standards industriels frugaux, plateformes dédiées <4,20 m, et incitations ciblées pour l’acheteur final.
- Baisser le coût de l’énergie: contrats de long terme, accès prioritaire à l’électricité décarbonée pour les sites auto.
- Automatiser intelligemment: lignes flexibles, changement de dérivé en quelques semaines; “digital twin” systématique.
- Faire alliance avec le Maroc: règles d’origine favorables euro‑méditerranéennes, filière batteries conjointe, mobilité des talents (formations, visas pro).
- Réguler avec réalisme: calendrier VE/Euro 7/CAFE aligné sur l’accessibilité; soutien transitoire à l’hybride là où l’infra VE est insuffisante.
2026–2030: ce qui arrive concrètement
- T4 2026: Dacia Sandero Stepway hybride pour l’Europe, montée en cadence des dérivés électrifiés.
- 2026–2028: extension Kénitra Stellantis (≈530k), industrialisation Smart Car, objectifs VE ~70k/an.
- 2025–2030: déploiement RTMA, hub digital Renault à Casablanca, intégration locale vers ~80%.
- Cap Maroc: 1,45 million d’unités visées puis 2 millions; dépendance au cycle européen toujours forte.
- Europe: si les mesures pro‑compétitivité tardent, la pression chinoise sur les VE low‑cost s’accentuera.
En filigrane, le Maroc illustre une stratégie “fabriquer proche, fabriquer juste” qui peut sauver les volumes européens… si les centres de gravité technologiques et décisionnels restent en Europe et travaillent en miroir avec la rive sud.
Au fond, le Maroc n’est ni un danger ni une panacée: c’est le miroir industriel d’un choix européen. Savoir articuler R&D et haute valeur en France avec un near‑shore compétitif au Maroc conditionnera notre capacité à proposer des voitures électrifiées abordables sans vider l’industrie de son cœur.
