En bref:
- Poissy voit son avenir industriel incertain (fin prochaine des modèles DS3/Mokka, reconversion possible) pendant que le Maroc (Tanger/Kénitra) s’impose comme hub low‑cost et proche de l’Europe pour l’assemblage EV, avec capacité, fournisseurs et montée en compétence.
- La pression prix de l’électrique favorise le nearshoring; la France doit se recentrer sur les « briques critiques » (batteries, moteurs, électronique, logiciel), conditionner les aides et accompagner la reconversion des emplois pour préserver sa souveraineté industrielle.
La juxtaposition est cruelle. En Île-de-France, Poissy attend une annonce sur son avenir industriel, entre rumeurs de reclassement et fin de production automobile. À 1 800 km au sud, Tanger et Kénitra tournent à plein régime, et le Maroc s’affirme comme base d’exportation à bas coûts pour l’Europe. Au cœur de cette bascule: la pression prix de la voiture électrique, les arbitrages de Stellantis et Renault, et une question très française de souveraineté industrielle.
Sans caricature, ni catastrophisme, décryptage d’un «nearshoring» qui rebat les cartes.
Poissy, la fabrique du doute
- Aujourd’hui, Poissy n’assemble plus que deux modèles, DS 3 et Opel Mokka, en fin de cycle dans moins de deux ans. Rien n’est annoncé pour la suite, d’où l’angoisse des quelque 2 000 salariés.
- La CGT affirme que la fin de la production de voitures a été actée; Stellantis dément formellement et parle d’«activités annexes» à l’étude: emboutissage, logistique, reconditionnement, voire préparation de batteries.
- Antonio Filosa, directeur général de Stellantis, a assuré début novembre que «la France reste le cœur» des activités européennes du groupe et annoncé des recrutements d’ingénieurs en 2026. Mais le sort de Poissy demeure suspendu à une décision attendue d’ici la fin de l’année.
📢 Citation
« Jamais l’arrêt de la production à Poissy n’a été annoncé lors de cette réunion. » Porte-parole de Stellantis
« Il est à peu près sûr que Poissy ne produira plus jamais 100 000 voitures/an. » Bernard Jullien, économiste de l’automobile
Pendant ce temps au Maroc, l’ascension s’accélère
Le royaume a méthodiquement bâti un écosystème compétitif:
- Près d’1 million de véhicules de capacité installée (Tanger, Kénitra, Casablanca), 270 fournisseurs de rang 1 et 2, 69% d’intégration locale.
- 14,1 Md$ d’exportations auto en 2023; le pays est devenu le 2e exportateur de voitures vers l’UE en 2021 (OCDE).
- Coût de main-d’œuvre moyen: 106 $ par véhicule (Oliver Wyman 2025), l’un des plus bas au monde, combiné à la proximité Europe (Tanger Med, «accès en un jour» vers l’Espagne/France/Italie).
- Feuille de route 2025-2030 avec Renault pour produire des hybrides/électriques d’ici 2030, créer 7 500 emplois et développer un centre d’ingénierie; montée en cadence visée à 1,45 million puis 2 millions d’unités.
ℹ️ À noter
Selon l’agence marocaine de promotion des investissements (AMDIE), plus de la moitié de la production automobile française réalisée hors de France l’est désormais… au Maroc.
Pourquoi ce «nearshoring» séduit les constructeurs
- L’électrique impose un «prix plancher» nouveau: pour vendre des BEV à 20–30 000 €, il faut compresser chaque poste de coût. La main-d’œuvre marocaine, combinée à une logistique courte, agit comme un amortisseur sans les risques de très longue chaîne Asie-Europe.
- La standardisation des plateformes et l’automatisation réduisent l’avantage historique des grands clusters européens; l’assemblage final peut être déplacé sans perte majeure de qualité, tant que la supply chain suit.
- Les incitations publiques et la formation (IFMIA, 50 000 professionnels formés, taux d’emploi de 98% annoncés) permettent de sécuriser la montée en compétence locale.
📌 À retenir
- Ce n’est pas un «grand départ» lointain, mais un recentrage à la porte de l’Europe.
- Le Maroc joue pour la France le rôle qu’a longtemps joué la Roumanie: un socle de coûts bas, mais proche et interopérable avec les normes européennes.
L’envers français: emplois, sous-traitance, souveraineté
- La production auto en France a déjà fortement reculé depuis le pic de 2004 (3,66 M de véhicules). En deux décennies, environ 100 000 emplois de la filière ont disparu; un rapport sénatorial (octobre 2025) alerte sur un nouveau risque de 100 000 destructions d’ici 2035 sans virage stratégique.
- Poissy, comme Flins hier, illustre une reconversion complexe: économie circulaire, reconditionnement, emboutissage… utiles, mais moins intensifs en main-d’œuvre que l’assemblage.
- La souveraineté ne se résume pas à «faire la voiture entière chez nous». Elle repose sur la maîtrise des briques critiques (cellules et modules de batterie, moteurs électriques, électronique de puissance, logiciel), des normes et de l’ingénierie.
📊 Chiffres clés
- Poissy: ~2 000 salariés; DS 3 et Opel Mokka en fin de cycle < 2 ans
- Maroc: 960 000 véhicules/an de capacité; 69% d’intégration locale; 270 fournisseurs; 14,1 Md$ d’export 2023; 106 $/véhicule de coût de main-d’œuvre; objectif 1,45–2 M unités
Exploitation ou ascenseur social? Débat et réalités
Le reproche d’«exploitation» existe: salaires bas, profits captés par des groupes étrangers, dépendance aux donneurs d’ordre. À l’inverse, des témoignages soulignent des emplois formalisés, le respect des normes (IATF, VDA, Lean), des carrières techniques et des effets d’entraînement (logistique, ingénierie, maintenance).
- Les deux lectures coexistent. La clé est la trajectoire: si le Maroc intensifie R&D, ingénierie produit/process et contenu local à forte valeur, le pays sort du seul rôle d’atelier d’assemblage. Les récents accords Renault (HEV/EV, centre d’ingénierie) vont dans ce sens, mais devront se mesurer en brevets, compétences et salaires dans la durée.
🧭 Conseil d’expert
Ne jugez pas un écosystème à un instant T. Suivez trois indicateurs sur 5 ans: part de R&D localisée, poids des fournisseurs locaux dans les pièces complexes (e-moteurs, power electronics, BMS), progression salariale des métiers techniques.
Que peut faire la France, concrètement?
- Cibler les «briques critiques» de l’électrique: packs batteries, moteurs, électronique de puissance, logiciels embarqués. Conditionner les aides (bonus, achats publics) au contenu européen de ces briques, pas seulement à l’assemblage final.
- Réindustrialiser là où l’avantage existe encore: utilitaires électriques, micro-voitures urbaines, séries courtes à forte automatisation, véhicules pro et fleets (TCO décisif, proximité client).
- Sécuriser les emplois de transition: plans de reconversion qualifiante vers rétrofit, reconditionnement, seconde vie des batteries, maintenance des lignes électrifiées.
- Structurer la chaîne d’approvisionnement: mutualiser achats d’énergie pour l’industrie, accélérer l’accès aux gigafactories et aux fonderies électroniques européennes, aligner les calendriers des donneurs d’ordre et des ETI.
- Politique d’achats publics exemplaire (État, collectivités, grands opérateurs): contrats pluriannuels fléchés vers des sites français/européens avec critères CO2 et contenu technologique.
🚦 Carte des risques à surveiller
- Effet domino sur les sous-traitants d’Île-de-France si Poissy change de nature industrielle
- Dépendance aux flux transfrontaliers (goulets logistiques, aléas politiques)
- Érosion des compétences d’assemblage si les reconversions tardent
- Concurrence Chine/Europe de l’Est sur les prochains modèles d’entrée de gamme
Ce que révèle la bascule vers le Maroc
La transition vers l’électrique récompense les chaînes sobres en coûts et rapides en exécution. Le Maroc coche ces cases et capte une partie croissante de la valeur d’assemblage pour l’Europe, pendant que la France doit se battre pour retenir les couches «nobles» de l’EV. Ce n’est ni un désastre inéluctable, ni une success story simple: c’est la géographie industrielle d’une décennie de rupture.
En clair: si Poissy symbolise une ère qui se ferme, la partie décisive se jouera sur les batteries, l’électronique et le logiciel — là où la France peut encore écrire la sienne.
