En bref:
- L’Éthiopie a interdit l’importation de véhicules à moteur thermique depuis janvier 2024, visant à devenir un leader de la mobilité électrique en Afrique.
- Malgré un succès initial avec plus de 100 000 véhicules électriques en circulation, le pays fait face à des défis majeurs, notamment le manque d’infrastructures de recharge et de professionnels qualifiés.
- La transition vers l’électromobilité est motivée par des impératifs économiques et environnementaux, mais soulève des questions d’accessibilité et d’équité sociale.
Dans une démarche aussi ambitieuse qu’inattendue, l’Éthiopie s’est positionnée comme pionnière mondiale de la transition vers les véhicules électriques. Depuis janvier 2024, le pays a mis en place une interdiction totale d’importation de véhicules à moteur thermique, forçant ainsi une conversion rapide et radicale de son parc automobile. Cette décision, qui suscite autant d’enthousiasme que d’inquiétudes, soulève de nombreuses questions quant à sa faisabilité et son impact sur le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique.
Une transition éclair vers l’électromobilité
Un pari audacieux sur l’avenir
L’Éthiopie a pris le monde de l’automobile par surprise en devenant le premier pays à interdire complètement l’importation de véhicules essence et diesel. Cette mesure, entrée en vigueur en janvier 2024, s’inscrit dans une stratégie plus large visant à transformer radicalement le paysage énergétique et environnemental du pays.
Le Premier ministre Abiy Ahmed, lauréat du prix Nobel de la paix en 2019, est le fer de lance de cette initiative. Depuis son arrivée au pouvoir en 2018, il a multiplié les projets ambitieux en matière d’écologie, allant de la construction du plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique à des campagnes massives de reboisement. L’interdiction des véhicules thermiques s’inscrit dans cette lignée, témoignant d’une volonté politique forte de positionner l’Éthiopie comme un leader de la transition écologique sur le continent africain.
Des objectifs ambitieux déjà dépassés
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en à peine deux ans, l’Éthiopie a déjà atteint et dépassé son objectif initial de 100 000 véhicules électriques en circulation. Ce succès fulgurant a conduit le gouvernement à revoir ses ambitions à la hausse, visant désormais 500 000 véhicules électriques sur les routes d’ici 2030.
Cette croissance exponentielle est d’autant plus remarquable que le pays ne comptait que 1,2 million de véhicules immatriculés pour une population de 126 millions d’habitants avant le lancement de cette initiative. Si la tendance se maintient, les véhicules électriques pourraient représenter près de 30% du parc automobile éthiopien d’ici la fin de la décennie, un taux de pénétration comparable à celui de pays bien plus développés économiquement.
Les motivations derrière cette décision radicale
Un impératif économique pressant
Contrairement aux apparences, la motivation première de cette politique n’est pas environnementale, mais économique. L’Éthiopie, comme de nombreux pays en développement, fait face à une pénurie chronique de devises étrangères. En 2023, le pays a dépensé plus de 6 milliards d’euros en importations de carburant, une somme colossale pour une économie encore fragile.
Yizengaw Yitayih, expert au ministère des Transports et de la Logistique, explique sans détour : "Le décret doit d’abord nous aider à rationaliser nos dépenses en devises étrangères". En effet, en forçant la transition vers l’électrique, l’Éthiopie espère réduire drastiquement sa dépendance aux importations de pétrole, libérant ainsi des ressources précieuses pour d’autres secteurs de l’économie.
Une opportunité environnementale saisie
Si l’aspect économique prime, les bénéfices environnementaux de cette transition ne sont pas négligés. L’Éthiopie, qui tire déjà 96% de son électricité de sources hydroélectriques, voit dans cette politique une occasion de capitaliser sur ses ressources naturelles tout en réduisant son empreinte carbone.
Le grand barrage de la Renaissance sur le Nil, inauguré en 2022, joue un rôle central dans cette stratégie. Avec une capacité de production actuelle de 1 550 mégawatts-heures, extensible à 5 000 MWh à terme, ce projet pharaonique fournit une électricité verte et bon marché, estimée dix fois moins chère qu’en France. Cette abondance d’énergie propre et peu coûteuse est un atout majeur pour soutenir la transition vers la mobilité électrique.
Les défis d’une transition précipitée
Une infrastructure de recharge embryonnaire
Malgré l’enthousiasme du gouvernement et l’adoption rapide des véhicules électriques par la population, l’Éthiopie fait face à un défi majeur : le manque criant d’infrastructures de recharge. Au moment de l’interdiction des importations de véhicules thermiques, le pays ne comptait qu’une seule borne de recharge publique sur l’ensemble de son territoire.
Cette situation ubuesque oblige les propriétaires de véhicules électriques à faire preuve d’ingéniosité. Yekenalem Abebe, chef d’entreprise éthiopien, témoigne : "Je suis contraint de recharger la batterie de ma voiture à domicile, en composant avec les fréquentes coupures de courant". Cette réalité met en lumière le décalage entre les ambitions politiques et la réalité du terrain.
Des initiatives sont en cours pour remédier à cette situation. Ethiopian Electric Power (EEP) a notamment conclu un accord avec Cardinal Industrial P.L.C pour l’installation de 500 bornes de recharge à travers le pays. Cependant, même ce projet ambitieux semble insuffisant face à l’afflux massif de véhicules électriques prévu dans les prochaines années.
Un réseau électrique sous pression
Si l’Éthiopie dispose d’une production électrique largement basée sur les énergies renouvelables, son réseau de distribution reste fragile. Les coupures de courant sont fréquentes, particulièrement dans les zones rurales où près de 60% de la population n’a toujours pas accès à l’électricité.
Cette situation pose un double défi : d’une part, elle complique la recharge des véhicules électriques, créant une "anxiété de l’autonomie" chez les utilisateurs. D’autre part, elle soulève des questions sur la capacité du réseau à supporter une augmentation massive de la demande liée à l’électrification du parc automobile.
Le gouvernement mise sur l’achèvement de grands projets hydroélectriques, comme le barrage de la Renaissance, pour renforcer et stabiliser le réseau. Cependant, ces infrastructures prendront du temps à être pleinement opérationnelles, créant un décalage temporel problématique avec la rapide adoption des véhicules électriques.
Un manque criant d’expertise technique
L’adoption massive et soudaine de véhicules électriques a mis en lumière un autre défi de taille : le manque de professionnels qualifiés pour l’entretien et la réparation de ces nouveaux véhicules. À l’heure actuelle, l’Éthiopie ne compte que deux garages spécialisés dans l’entretien des véhicules électriques pour l’ensemble du pays.
Cette pénurie d’expertise technique a des conséquences concrètes pour les propriétaires de véhicules électriques. Beaucoup se tournent vers des solutions de fortune, consultant des tutoriels en ligne pour effectuer eux-mêmes les réparations de base. D’autres se retrouvent avec des véhicules immobilisés pendant de longues périodes, faute de pièces de rechange ou de techniciens capables d’effectuer les réparations nécessaires.
La situation est aggravée par l’afflux de marques chinoises peu connues sur le marché éthiopien. Si ces véhicules offrent une alternative abordable, ils posent des défis supplémentaires en termes de maintenance et d’approvisionnement en pièces détachées.
Les implications économiques et industrielles
Un bouleversement du marché automobile
L’interdiction des importations de véhicules thermiques a provoqué un véritable séisme dans le secteur automobile éthiopien. Les concessionnaires et importateurs traditionnels, habitués à travailler avec des marques japonaises et européennes, se retrouvent avec des stocks d’invendus et doivent rapidement s’adapter à la nouvelle donne.
Cette situation crée des opportunités pour de nouveaux acteurs, notamment les constructeurs chinois spécialisés dans les véhicules électriques. Des marques comme BYD gagnent rapidement des parts de marché, proposant des modèles plus abordables que leurs concurrents occidentaux. Cette évolution pourrait à terme redessiner complètement le paysage automobile éthiopien, au détriment des marques historiquement implantées dans le pays.
Les défis de l’industrie locale
L’Éthiopie ambitionne de développer sa propre industrie automobile électrique. En février 2024, le pays a inauguré sa plus grande usine de véhicules électriques à Debre Berhan. Cependant, cette transition rapide pose des défis considérables pour l’industrie locale.
Les usines d’assemblage existantes, comme celles de Hyundai, Isuzu, Volkswagen et Lada, doivent rapidement s’adapter pour produire des modèles électriques. Cette conversion nécessite des investissements importants et une formation accélérée de la main-d’œuvre locale.
De plus, l’industrie éthiopienne fait face à des difficultés d’approvisionnement en matières premières et composants essentiels pour la production de véhicules électriques, notamment les batteries. Cette dépendance aux importations pourrait limiter les ambitions du pays de développer une filière automobile électrique véritablement nationale.
Les implications sociales et sociétales
L’accessibilité en question
Malgré les incitations fiscales mises en place par le gouvernement, notamment l’exemption de TVA, de surtaxe et de droits d’accise pour les véhicules électriques, le coût d’acquisition reste un obstacle majeur pour de nombreux Éthiopiens. Dans un pays où le revenu moyen reste faible, l’achat d’un véhicule électrique demeure hors de portée pour une grande partie de la population.
Cette réalité soulève des questions d’équité sociale. Il existe un risque réel de voir se créer une fracture entre une élite urbaine capable de s’offrir des véhicules électriques et une majorité de la population contrainte de se rabattre sur des moyens de transport alternatifs ou de conserver d’anciens véhicules thermiques.
L’adaptation des comportements
La transition vers la mobilité électrique implique également une adaptation des comportements et des habitudes de déplacement. Les conducteurs éthiopiens doivent apprendre à planifier leurs trajets en fonction de l’autonomie de leur véhicule et des possibilités de recharge, une contrainte nouvelle dans un pays où les stations-service étaient omniprésentes.
Cette situation pourrait paradoxalement encourager le développement de solutions de mobilité partagée et de transport en commun électrique. La ville d’Addis-Abeba a déjà fait un pas dans cette direction en acquérant 110 bus électriques en 2022, ouvrant la voie à une transformation plus large des transports urbains.
Les perspectives d’avenir
Un modèle pour l’Afrique ?
L’initiative éthiopienne est suivie de près par d’autres pays africains, confrontés à des défis similaires en termes de dépendance énergétique et de pollution urbaine. Si l’expérience s’avère concluante, elle pourrait inspirer des politiques similaires à travers le continent, accélérant la transition vers la mobilité électrique à l’échelle africaine.
Cependant, la réplicabilité de ce modèle reste sujette à caution. Peu de pays africains disposent des ressources hydroélectriques de l’Éthiopie, et beaucoup dépendent encore largement des énergies fossiles pour leur production d’électricité. Une transition similaire dans ces pays pourrait paradoxalement augmenter les émissions de gaz à effet de serre si elle n’est pas accompagnée d’une transformation parallèle du mix énergétique.
Les défis à venir
Pour que cette transition réussisse sur le long terme, l’Éthiopie devra relever plusieurs défis majeurs :
- Développer massivement l’infrastructure de recharge : Le pays devra passer de quelques dizaines de bornes à plusieurs milliers en l’espace de quelques années pour soutenir la croissance du parc de véhicules électriques.
- Renforcer et stabiliser le réseau électrique : L’augmentation de la demande liée aux véhicules électriques nécessitera des investissements importants dans la distribution d’électricité, particulièrement dans les zones rurales.
- Former une main-d’œuvre qualifiée : Le développement d’une filière de formation aux métiers de l’électromobilité sera crucial pour assurer la maintenance et le développement du parc de véhicules électriques.
- Assurer l’accessibilité économique : Le gouvernement devra trouver un équilibre entre l’encouragement à l’adoption des véhicules électriques et la nécessité de ne pas exclure une partie de la population de cette transition.
- Gérer la fin de vie des batteries : Avec l’augmentation du nombre de véhicules électriques, la question du recyclage et de la gestion des batteries en fin de vie deviendra cruciale pour limiter l’impact environnemental de cette transition.
L’interdiction des importations de véhicules thermiques en Éthiopie représente un pari audacieux sur l’avenir de la mobilité. Si elle réussit, cette initiative pourrait positionner le pays comme un leader inattendu de la transition écologique. Cependant, les défis à surmonter restent considérables, et seul le temps dira si cette décision radicale était visionnaire ou prématurée.