En bref:
- L’Éthiopie a interdit l’import de voitures thermiques et misé sur les VE appuyés par le gigantesque barrage GERD (5 150 MW) pour réduire la facture carburant : adoption urbaine rapide mais bornes, réseau et maintenance insuffisants.
- Leçon pour l’Europe : synchroniser réglementation VE et renforcement des réseaux/charge, sécuriser tarifs compétitifs, filières locales et compétences, et garantir la résilience (stockage, V2G, mégawatts) avant d’imposer la bascule.
Alors que l’UE discute encore du cap 2035, l’Éthiopie a tranché: les importations de voitures essence et diesel sont interdites. En parallèle, le pays vient d’inaugurer le plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique. Coup de force ou pari risqué? Au-delà du symbole, cette expérience grandeur nature livre des enseignements utiles — et quelques signaux d’alerte — pour la transition européenne.
Ce que l’Éthiopie a fait (et pourquoi)
- Interdiction des importations de véhicules thermiques depuis 2024, une première mondiale.
- Incitations massives pour l’électrique (exemptions fiscales), embryon d’assemblage local, marché tiré par les marques chinoises (BYD en tête).
- Objectif affiché: 500 000 VE d’ici 2030 (ministère des Transports). Parc actuel: environ 115 000 VE sur 1,5 million de voitures.
- Motivation prioritaire: économique. Le pays dépensait près de 4,5 à 5 milliards de dollars par an en carburants importés, avec une pénurie chronique de devises et des files interminables aux stations.
- Contexte énergétique: électricité très majoritairement hydraulique (≈97%) et mise en service début septembre 2025 du Grand barrage de la Renaissance (GERD), 5 150 MW, doublant la capacité de production nationale (sources AP/AFP/ABC/TrtWorld).
👉 En un mot: couper la dépendance aux carburants importés et basculer sur une électricité domestique, moins chère et (en théorie) abondante.
Résultats sur le terrain… et limites
- Les VE se banalisent dans Addis-Abeba; les coûts d’usage chutent (un taxi passe d’environ 20 000 birrs/mois en carburant à <3 000 birrs en recharge, témoignages locaux).
- Mais l’infrastructure ne suit pas: un peu plus de 100 bornes pour tout le pays, presque toutes dans la capitale; objectif officiel >2 200 stations.
- Réseau électrique fragile: coupures fréquentes, tension sur la distribution.
- Hors de la ville, les trajets restent imprévisibles; l’adoption est très urbaine.
- Prix d’achat élevés malgré les exonérations; marché de l’occasion déformé par l’explosion des taxes avant l’interdiction.
- Camions: pas de feuille de route électrique à court terme; dépendance persistante au diesel pour le fret stratégique (port de Djibouti).
📌 À retenir: la bascule administrative a été radicale; la bascule physique (réseau, bornes, maintenance, compétences) demande du temps.
Le barrage GERD, pivot énergétique… et zone de risque
- 5 150 MW, lac de retenue géant, ambition d’exporter de l’électricité vers le Kenya, le Soudan ou le Sud-Soudan.
- Effet attendu: baisse des coupures, baisse du coût marginal de l’énergie, soutien à l’essor de la recharge et à l’industrialisation (y compris l’assemblage de VE).
- Fragilités: réseau de transport et de distribution à renforcer; vulnérabilité climatique (sécheresses) inhérente à l’hydraulique; tensions géopolitiques avec l’Égypte et le Soudan sur les débits du Nil.
💡 Leçon structurelle: une offre électrique bon marché n’est utile à la mobilité électrique que si le réseau aval, la planification et l’infrastructure de charge sont au rendez-vous.
Neuf leçons utiles pour l’Europe
- Souveraineté énergétique et pétrole:
L’Éthiopie illustre l’effet levier d’un basculement rapide pour réduire une facture d’importation. En Europe, réduire l’empreinte pétrolière des transports (près d’un baril sur deux va à la route) reste un objectif de sécurité énergétique autant que climatique. - Synchroniser politiques auto et politiques réseaux:
La contrainte réglementaire (2035, normes CO2) doit avancer de concert avec la capacité réseau (HTA/BT) et la densité de bornes. L’UE a l’AFIR; l’enjeu désormais, c’est le raccordement réel et rapide (délai de connexion, puissance disponible, foncier). - Infrastructure d’abord, injonction ensuite:
La séquence éthiopienne montre le coût social d’un «ban» sans capillarité de recharge. En Europe, la priorité 2026-2030 doit être la fiabilité et l’homogénéité pan-européenne (corridors autoroutiers, zones rurales et périurbaines, copropriétés). - Pouvoir d’achat et TCO:
L’avantage à l’usage (électricité vs carburant) est déterminant. L’Europe doit sécuriser des tarifs de recharge compétitifs, encourager le «smart charging», et massifier les offres abordables (A/B-segment, leasing social, marché de l’occasion et batteries LFP). - Stabiliser la trajectoire réglementaire:
L’incertitude freine l’investissement. L’UE doit clarifier la place résiduelle des e-fuels (niches) sans brouiller le signal principal sur le VE, et préserver une visibilité pluriannuelle sur bonus/malus, ZFE, et normes CO2. - Chaîne de valeur locale:
L’Éthiopie tente l’assemblage pour capter compétences et emplois; l’UE doit sécuriser mines (alliances), raffinage, cellules, packs, recyclage, et software — au-delà des seules gigafactories. La compétitivité prix/qualité est clé face à l’offensive chinoise. - Compétences et service après-vente:
Penser formation (électriciens, opérateurs réseau, techniciens VE, carrossiers HV), disponibilité des pièces, et logistique batterie. Un réseau de réparation capillaire est un accélérateur d’adoption… et de confiance. - Des usages différenciés:
La ville électrifie plus vite. L’UE doit soutenir les corridors et les zones blanches, mais aussi accélérer l’électrification des flottes (taxis/VTC, utilitaires) qui maximisent les km électriques, tout en préparant l’offensive sur le poids lourd (dépôts, mégawatts, MCS) et, selon les cas, l’hydrogène. - Résilience électrique:
Les blackouts éthiopiens rappellent l’impératif de robustesse. En Europe: effacement, tarification dynamique, V2G/V2H, stockage stationnaire, et ENR corrélées pour lisser les pics de recharge. L’objectif: une électricité fiable et compétitive pour faire du VE un «no brainer».
Repères chiffrés — Éthiopie (septembre 2025)
- Interdiction d’import des thermiques: depuis 2024
- VE en circulation: ≈115 000 (objectif 500 000 en 2030)
- Bornes publiques: un peu plus de 100 (cible nationale >2 200)
- Mix électrique: ≈97% hydraulique
- GERD: 5 150 MW, capacité nationale doublée, inauguration 9 septembre 2025
- Facture carburants d’avant bascule: ≈4,5–5 Md$ par an
Ce qui n’est pas transposable tel quel
- La «rente hydro» éthiopienne n’a pas d’équivalent européen; l’UE devra composer avec un mix varié, des prix volatils et des contraintes d’équilibrage plus complexes.
- Le top‑down politique éthiopien a permis la décision rapide; en Europe, la transition exige consensus, protection des ménages et compétitivité industrielle.
- La taille et l’âge du parc diffèrent: électrifier un parc ancien et massif en Europe implique un rôle majeur du marché de l’occasion, des conversions ciblées et des contrats de performance énergétique.
Check-list européenne 2026–2030
- Accélérer les raccordements des hubs de charge (délais, puissance, CAPEX)
- Déployer massivement le smart charging et des tarifs heures creuses lisibles
- Densifier les bornes en zones rurales/périurbaines et en habitat collectif
- Sécuriser une offre VE abordable (segments A/B), et structurer l’occasion
- Accélérer l’électrification des flottes captives (taxis/VTC, utilitaires)
- Industrialiser recyclage/2e vie batteries et logistique pack
- Consolider la filière batterie européenne (matières, cellules, BMS, software)
- Préparer le «megawatt charging» pour VD/PL et les connexions dépôt-réseau
En miroir des débats européens, l’Éthiopie offre un laboratoire: audace réglementaire, ancrage énergétique domestique, mais aussi rappel sévère d’une vérité simple — sans réseau solide, bornes fiables et électricité compétitive, la promesse du véhicule électrique reste théorique. À l’Europe de réussir la synchronisation fine entre industrie, énergie et usages pour transformer l’essai de 2035.